Frédéric Pons est journaliste, grand reporter, enseignant à l’ICES (Institut catholique d’études supérieures). Auteur de nombreux ouvrages dont Le Martyre des chrétiens d’Orient et Poutine (Calmann-Lévy). Il vient de publier L’Arménie va-t-elle disparaître ? (Artège).
La Nef – L’histoire de l’Arménie remonte très loin…
Frédéric Pons – Oui, en partant de l’Arche de Noé échouée sur le mont Ararat… La première civilisation arménienne apparaît vers 4000 av. J.-C, mais ses tentatives d’organisation politique ont été éphémères, laminées par les envahisseurs successifs.
Quelles sont les principales périodes qui ont vu l’Arménie indépendante ?
La première Arménie indépendante émerge vers 189 av. J.-C. À son apogée, entre 95 et 55 av. J.-C, ce royaume s’étendra de la Méditerranée aux rives de la mer Caspienne.
Et ensuite ?
Le dernier royaume arménien, établi en Cilicie en 1137, est anéanti par les Mamelouks en 1375. Ensuite, l’Arménie cesse d’exister pendant plus de cinq siècles. Il faudra attendre la fin de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire russe pour voir renaître un État arménien indépendant. La première république d’Arménie est proclamée le 28 mai 1918. Prise en tenaille entre la Turquie kémaliste et la Russie bolchevique, trop faible, elle est avalée par l’Union soviétique, le 29 novembre 1920. La fin de l’URSS permettra la renaissance d’une république indépendante d’Arménie, le 21 septembre 1991.
L’Arménie, écrivez-vous, en est toujours à l’heure post-soviétique : que voulez-vous dire par là ?
En trente ans, l’Arménie indépendante n’a pas su couper le cordon ombilical avec la Russie ni bâtir un vrai projet national. La sujétion au « grand frère russe » reste bien réelle. Le pays conserve les travers de l’ère soviétique – assistanat, corruption, manque d’initiative. Les intérêts de la diaspora arménienne en Russie (2 millions de personnes) pèsent aussi d’un poids énorme sur les choix de la petite République d’Arménie, peuplée d’à peine 2,7 millions d’habitants.
D’où vient cette guerre avec l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh ?
L’enclave arménienne du Haut-Karabakh avait été donnée à l’Azerbaïdjan par Staline en 1921. En 1994, lors de la première guerre du Karabakh, l’Arménie en avait repris le contrôle. En 2020, la deuxième guerre tourna à l’avantage de l’Azerbaïdjan qui en reprit les deux tiers. Le 19 septembre dernier, le régime de Bakou a conquis le dernier tiers, pour en faire une terre azérie à part entière, en y effaçant toute trace chrétienne.
Que peut faire l’Arménie ?
Pas grand-chose. L’Arménie s’est endormie et appauvrie après sa victoire de 1994. Elle n’a pas vu que son puissant voisin devenait très riche avec l’argent de ses hydrocarbures, très puissant grâce aux armes modernes vendues par la Turquie et Israël, très dangereux avec ses ambitions géopolitiques.
Pourquoi évoquez-vous la possible disparition de l’Arménie ?
Parce que l’Azerbaïdjan en parle, ouvertement. Le président Ilham Aliyev avait annoncé la reconquête militaire du Haut-Karabakh. Il l’a fait. Il dit qu’il ira plus loin, avec un objectif : réaliser la continuité territoriale entre son territoire et la Turquie, pour exporter ses hydrocarbures vers l’Europe. Pour Bakou, cette voie sera plus sûre et plus rentable. Aliyev veut donc un passage à travers le sud du territoire arménien, dans la région du Syunik : soit en traçant un corridor terrestre, soit en coupant tout le Syunik du reste de l’Arménie. Aliyev s’y prépare en niant toute légitimité à la présence arménienne dans le Caucase, en effaçant l’arménité du Syunik, en traitant les Arméniens d’« insectes » et de « cancer ». Ce négationnisme et ces insultes sont les prémices d’un nouveau génocide.
En quoi l’Arménie appartient-elle au camp occidental et à ses valeurs ?
Ce pays est le plus vieil État chrétien du monde, converti par saint Grégoire l’Illuminateur en 301. Dès l’origine, l’Église a structuré la société, dans tous les domaines. Le substrat anthropologique du pays est fortement imprégné de la culture chrétienne. Par sa culture et ses valeurs humanistes, par son goût de la liberté individuelle et son regard sur l’autre, l’Arménie est un morceau de l’Europe chrétienne fiché dans le Caucase.
Comment expliquer l’indifférence occidentale au sort de l’Arménie ?
L’Occident n’est pas indifférent mais ses dirigeants sont pusillanimes et inconséquents. Leurs déclarations de soutien sont rarement suivies d’effet. En imposant des sanctions drastiques à la Russie, ils ont fragilisé leurs approvisionnements énergétiques. L’Europe s’est piégée. En 2022, elle a été obligée de conclure un accord avec l’Azerbaïdjan, gros exportateur de gaz et de pétrole. Ce traité l’a contrainte à baisser le regard devant Aliyev, à lui laisser les mains libres dans la région.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Frédéric Pons, L’Arménie va-t-elle disparaître ? Un conflit oublié aux portes de l’Europe, Artège, 2023, 230 pages, 18,90 €.
© LA NEF n° 364 Décembre 2023