Lectures Novembre 2023

PAPE FRANÇOIS, LA RÉVOLUTION
JEAN-MARIE GUÉNOIS
Gallimard/NRF, 2023, 290 pages, 21 €

Dès les premières pages de cet essai sur le pape François, on sent que Jean-Marie Guénois, rédacteur en chef au Figaro en charge des questions religieuses, porte ce livre en lui depuis longtemps, que ce n’est pas un écrit de circonstances, mais une réflexion profonde qui vient de loin. On peut approuver ou non toutes ses analyses, on ne peut en aucune façon les ignorer. L’ouvrage dépasse même la personne de François, il touche aussi au mystère de la papauté et à l’avenir de l’Église. Bref, un livre que l’on ne saurait trop recommander pour comprendre le pontificat de François, personnalité bien plus complexe et inclassable qu’on ne le croit au premier abord, surtout si l’on s’en tient aux positions quelque peu caricaturales de ceux qui, dans l’Église, l’adulent ou le détestent. Et c’est bien le premier aspect passionnant de ce livre, il n’est ni « contre » ni « pour » François, mais prend de la hauteur pour comprendre le personnage et la politique très calculée qu’il met en œuvre.
Sous la plume de Jean-Marie Guénois, François apparaît comme une forte personnalité, un homme intelligent et rusé, autoritaire et colérique, animé d’une volonté hors norme pour imposer ses vues. De ce point de vue, il a le profil du chef énergique avec les qualités requises pour mener à bien les réformes dont l’Église a besoin. Mais le portrait dressé par Jean-Marie Guénois le montre aussi confus et quelque peu désinvolte à l’égard de la doctrine qu’il juge moins importante que la pastorale, si bien qu’il sème parfois un certain trouble, comme lors d’Amoris laetitia (2016) sur la question de la communion des divorcés remariés. Son caractère abrupt et son autoritarisme le rendent aussi bien plus clivant que ses prédécesseurs.
Outre un portrait fouillé du pape François, Jean-Marie Guénois aborde en détail les principaux événements du pontificat : sa cohabitation avec Benoît XVI (et l’influence de ce dernier sur la question de l’ordination sacerdotale d’hommes mariés) et surtout le grand vent de réforme engagé par François que l’auteur a regroupé sous trois vocables : l’égalité (la réforme de la curie, la synodalité et le changement des mentalités contre le « cléricalisme »), la fraternité (la question des migrants, centrale chez François, et du dialogue avec l’islam) et la liberté (davantage intégrer la misère humaine, le pardon, au détriment d’une approche rigide de la morale).
À l’issue de cette profonde étude, l’auteur se garde de tirer un bilan qu’il juge prématuré : « On découvrira peut-être les fruits du dessein prophétique du pape François dans plusieurs années ; ou ce sera, au contraire, une voie incertaine et dépressive pour l’Église » (p. 218).

Christophe Geffroy

ANALYSE DE LA DÉRAISON
AUGUSTO DEL NOCE
Éditions Conférence, 2023, 728, pages, 35 €

Confessons que nous ignorions tout d’Augusto Del Noce avant de recevoir le beau volume des éditions Conférence, qui réunit soixante-et-onze textes écrits pour l’essentiel soit dans l’immédiat après-guerre, soit dans les années soixante-dix, plus spécialement lors des débats sur les lois sur le divorce. Le traducteur, Christophe Carraud, fournit gentiment une excuse à notre ignorance, en parlant d’une présence « comme furtive » du philosophe dans les publications françaises, contrastant avec tout ce qui est disponible de lui ou sur lui en Italie.
Dès les premières pages, après l’éclairante préface d’Arnaud Clément, on ressent l’envie de s’enrôler à son tour pour faire connaître cette pensée nourrie de Thomas d’Aquin, de Pascal, de Simone Weil et de Maritain – Del Noce fut un des premiers lecteurs italien d’Humanisme intégral qui le marqua en profondeur –, qui ne craint pas d’affronter Marx, Sade et les surréalistes, notamment pour montrer très tôt que la « révolution sexuelle », malgré ses affinités avec la révolution marxiste, ne pouvait passer pour son prolongement qu’au prix d’un contresens.
On ne sait ce qui domine, de l’admiration pour la lucidité de Del Noce sur le monde qui advenait, « totalitarisme de la dissolution » et « millénarisme négativiste », ou de l’amertume que ses analyses et ses mises en garde aient été si peu écoutées. Qu’il montre que scientisme, érotisme et théologie de la sécularisation sont trois aspects d’une même réalité ou qu’il dévoile dans la lutte contre les tabous la lutte contre tous les commandements, Del Noce met en évidence une « opération manifeste de déchristianisation », sans commune mesure avec le vieil anticléricalisme qui, tout en dégageant la morale chrétienne de la théologie, voulait encore la conserver sous forme laïque.
Del Noce croyait-il possible d’empêcher l’avènement du nouveau totalitarisme ? Nous avons au moins, jugeait-il, « la possibilité d’essayer ». Lire Analyse de la déraison peut sûrement nous y aider, surtout si on s’y plonge pour donner tort à son auteur quand il affirmait : « Qui n’est pas obligé de lire en diagonale, étant donné l’inflation de papier imprimé qui nous submerge ? »

Henri Quantin

CETTE AUTRICHE QUI A DIT NON À HITLER
JEAN SÉVILLIA
Perrin, 2023, 506 pages, 24 €

Avec les livres Historiquement correct et Historiquement incorrect Jean Sévillia remettait les pendules de l’histoire à l’heure. Dans son dernier ouvrage, l’auteur nous fait découvrir une page méconnue de l’histoire autrichienne, plus particulièrement celle de sa résistance à l’occupation allemande. La très grande majorité de la population était patriote et souhaitait que l’Autriche reste indépendante. La raison principale de l’invasion de l’Autriche par la Wehrmacht était d’empêcher la tenue d’un référendum dont les sondages pronostiquaient une très forte majorité de votes en faveur de l’indépendance de l’Autriche. L’intérêt du livre est de battre en brèche la fameuse photo diffusée par la propagande nazie montrant toute une population en liesse acclamant l’arrivée des troupes allemandes. La réalité était bien plus complexe. Ce sont principalement les conservateurs, les jeunesses catholiques, les légitimistes regroupés autour de la personnalité d’Otto de Habsbourg ainsi que de nombreux prêtres et des communistes qui ont mené des actions de résistance contre l’occupation allemande. Les socialistes étaient moins actifs du fait de leur opposition à l’indépendance autrichienne. Le livre brosse un portrait élogieux du chancelier Dollfuss, assassiné au cours d’une tentative de putsch menée par des nazis autrichiens. Ces derniers se sont acharnés à tout mettre en œuvre afin de forcer l’Autriche à intégrer le Reich. Curieuse conception du nationalisme dont ils se réclamaient. Jean Sévillia rend également hommage au chancelier Kurt Schuschnigg qui tenta par tous les moyens de s’opposer aux dirigeants nazis afin de maintenir une Autriche indépendante et eut la clairvoyance, en raison d’un rapport de force disproportionné entre les armées allemandes et autrichiennes, d’éviter un bain de sang inutile.
Jean Sévillia propose une idée originale : interrompre la chronologie de son récit le temps d’un chapitre afin de prendre du recul et mettre en perspective les événements.
Après la guerre, les Autrichiens se sont souvenus de ceux qui avaient résisté en faveur de l’indépendance de leur pays : ceux qui ont été choisis pour diriger le pays avaient tous connu les camps nazis.

Patrick Boykin

DIEU A TANT AIMÉ LE MONDE
Petite théologie de la mission
JEAN-MARC AVELINE
Cerf, 2023, 158 pages, 15 €

Alors qu’il s’apprêtait à accueillir le pape François, le cardinal Aveline, archevêque de Marseille, publiait un court essai exposant sa conception de la mission de l’Église dans le contexte actuel, démarche qu’il enracine dans son « chemin de vie » dont il retrace les principales étapes. Depuis sa naissance en 1958 dans une Algérie encore française jusqu’à sa carrière ecclésiastique ponctuée de formations universitaires, il montre comment la Providence l’a orienté vers la théologie catholique des relations interreligieuses.
De ces expériences résultent les trois « prises de conscience » qui se sont imposées à lui. La première concerne les moyens au service de la mission, que Paul VI a concentrés dans son encyclique Ecclesiam suam sous la formule « dialogue de salut ». Mgr Aveline en tire cette remarque : « On ne saurait donc opposer, comme on l’entend parfois, le dialogue et la mission. Il s’agit plutôt de vivre le commandement de la mission dans l’attitude spirituelle du dialogue, elle-même inspirée du geste de Dieu dans sa révélation. » Telle est l’approche choisie par les membres d’associations catholiques témoins du Christ auprès des musulmans à Marseille, ce dont il se réjouit. Prônant la patience, le cardinal met en garde contre deux tentations dans l’Église : d’une part, le dialogue envisagé comme « un paravent de la mauvaise envie d’enfouir la mission sous les artifices du relativisme ambiant » ; d’autre part, l’évangélisation comprise comme « l’étendard d’une volonté de conquête » fondée sur « l’identitarisme dominant ».
L’auteur ne fournit cependant aucun élément sur la doctrine de l’islam et sa supposée parenté avec le christianisme, réservant cette démarche au judaïsme, sujet auquel il consacre des pages substantielles. « Jamais, aux yeux de la foi chrétienne, le judaïsme ne sera une religion parmi d’autres et encore moins une religion comme les autres », explique-t-il en se référant à l’unique promesse de Dieu à Abraham. Sa troisième « prise de conscience » consiste à définir la catholicité de l’Église, qui n’est pas d’ordre confessionnel mais théologal, ce qui lui confère sa dimension vocationnelle et justifie la portée universelle de son message, y compris auprès des païens.
De cet ouvrage dont il faut saluer la qualité et l’opportunité, on retiendra aussi la conclusion de Mgr Aveline quant à l’ancrage trinitaire du programme missionnaire confié à l’Église : « annoncer au monde l’Évangile du Fils, en coopérant humblement avec l’Esprit, dans un dialogue de salut où elle doit à la fois apprendre à donner et à recevoir, afin qu’advienne un jour, selon la promesse du Père, le Royaume que préfigure déjà sa catholicité en espérance. »

Annie Laurent

POUR « RÉUSSIR » AUPRÈS DES ENFANTS
PÈRE GASTON COURTOIS
Éditions Sainte Madeleine, 2023, 222 pages, 15 €

Nouvelle réédition bienvenue des Éditions Sainte-Madeleine de ce livre écrit par ce grand pédagogue qu’était le Père Courtois : destiné à l’origine à de jeunes prêtres, il regorge de mille conseils tant spirituels que matériels dont pourront profiter parents, chefs scouts, animateurs de patronages, enseignants, etc., pour rayonner et guider les enfants vers le Ciel.

Anne-Françoise Thès

PAOLO, LA PRÉSENCE DE L’ABSENT
RENÉ GUITTON
Desclée de Brouwer, 2023, 158 pages, 14,90 €

« Aucun indice de vie, aucun indice de mort » : dix ans après la disparition du Père Paolo Dall’Oglio près de Rakka (nord-est syrien) alors qu’il allait rencontrer le chef de Daech pour négocier la libération d’otages, le sort de ce jésuite italien devenu moine syriaque-catholique reste totalement inconnu. Fallait-il pour autant l’enterrer dans l’oubli ? L’essayiste René Guitton ne s’y est pas résolu, comme en témoigne cet essai émouvant où alternent la crainte et l’espoir mais surtout la fidélité. En retraçant le parcours original de celui dont il se sent toujours très proche et qu’il a souvent accompagné en Syrie, l’auteur met en évidence l’essentiel de son œuvre, et d’abord la restauration de l’antique monastère Mar Moussa (Saint-Moïse), situé non loin de Homs, où il installa une communauté religieuse mixte vouée à une hospitalité refusant toute barrière confessionnelle ou politique.
Le Père Paolo se distinguait par son approche passionnée de l’islam, son refus explicite de toute intention de convertir les musulmans et son opposition résolue au régime de Bachar El-Assad, ce qui suscitait bien des incompréhensions sur « l’agitateur de Mar Moussa » au sein des Églises de Syrie, où l’on redoutait la victoire des djihadistes, et jusqu’au Vatican, où l’on s’interrogeait sur ses positions « provocatrices ». Sans dissimuler certaines réserves à l’égard de telles options, rappelant qu’il avait souvent averti le Père. Paolo des dangers encourus, René Guitton n’en cultive pas moins une grande admiration pour son ami, comme il l’exprime en conclusion de son livre. « Les êtres d’exception ne meurent jamais, Paolo ».

Annie Laurent

À L’ÉCOLE DE L’AMIRAL COURBET
FRANÇOIS SCHWERER
Temporis, 2023, 140 pages, 18 €

C’est en 1867, sous Napoléon III, que la Cochinchine tout entière était devenue possession française. C’est en 1873 que le lieutenant de vaisseau Francis Garnier fut tué devant Hanoï dans une rencontre avec les Pavillons Noirs. C’est en mai 1883 qu’un autre officier de marine, Henri Rivière, fut tué lui aussi par les Pavillons Noirs en défendant la même ville d’Hanoï qu’il venait de conquérir. D’où la décision gouvernementale d’expédier là-bas des renforts et de mettre l’amiral Courbet à la tête d’une « division navale du Tonkin » (dépendance, ladite province, du souverain de l’Annam, vassal nominal de la Chine). Elle bombarda les citadelles annamites, puis effectua un débarquement. À la suite de quoi, par le traité du 25 août 1883, la France recevait (comme déjà celui du Cambodge en 1863) le protectorat de ce royaume. Tandis que le Céleste Empire ayant conservé subrepticement des troupes au Tonkin, vont en sortir la guerre (non déclarée) franco-chinoise, les revers de Pékin et, le 11 mai 1884, la convention de Tien-Tsin… très vite violée par les battus.
On devait donc aller de l’avant ; transporter les hostilités sur les côtes de Chine et devant l’île de Formose. En conséquence, Courbet, peu de temps après, anéantit à Fou-Tchéou la flotte de l’adversaire puis détruisit, presque sans pertes, l’arsenal et les ouvrages militaires de la cité. Une prouesse et un exploit ! Auquel succéda, épreuve inutile, le long blocus formosan – compensé, le 15 février 1885, par l’attaque réussie de la rade de Sheï Poo ; le 1er avril, par la prise de l’archipel des Pescadores (au moment où l’armée de terre française connaissait l’échec de Lang Son). Mais alors l’amiral, très malade, qui n’avait jamais cru en la parole des Chinois et refusait d’abandonner le théâtre des opérations tant que la paix n’aurait pas été signée, approchait de sa fin. Il rendit l’âme, deux mois plus tard, à bord du cuirassé Bayard.
Ancien chef d’état-major général de l’escadre de Méditerranée en 1877, ancien gouverneur de la Nouvelle-Calédonie entre 1879 et 1882, animateur et entraîneur admirable, surtout pendant son commandement d’Extrême-Orient, Courbet, auquel d’autres marins, un Pierre Loti, un Claude Farrère, ont tressé les lauriers qu’il méritait, a désormais, pour servir sa mémoire, cette biographie concise, pleine d’une respectueuse affection.

Michel Toda

VOILÀ CE QUE C’EST QUE LA FOI
BLAISE PASCAL
15 textes présentés par Jean de Saint-Chéron
Salvator, 2023, 210 pages, 17,90 €

Si tout le monde cite Pascal, rares sont ceux à l’avoir lu et, parmi ceux qui l’ont fait, à l’avoir compris. Preuve en est la réputation tenace de Pascal qui le réduit à être simple moraliste, évacuant pourtant le cœur de son propos : Jésus-Christ. Car c’est bien le portrait d’un amoureux du Christ que dessine Jean de Saint-Chéron en sélectionnant les textes les plus importants du philosophe et en les commentant, afin de remettre l’Église au centre du village.
Et pour ceux qui penseraient qu’il n’y a chez Pascal que la beauté de la langue, qu’ils soient prévenus : « cette langue qui n’a pas pris une ride se saisit sans cesse, des grandes questions que l’homme se pose », relève l’auteur. Mieux : la proximité qu’elle établit entre le lecteur et Pascal vient « débusquer notre hypocrisie, jusque dans nos beaux discours ». En ces temps où le milieu catholique (re)découvre avec profit l’apologétique, Voilà ce que c’est que la foi brosse le portrait d’un Pascal à la foi ardente dont la pensée vient fortifier la foi du lecteur… tout en le secouant. « Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent », faisait écrire Pascal à « l’incroyant responsable ». « Un coup de fouet dans le confort spirituel du catholique social », commente Jean de Saint-Chéron, adressé à tous ceux qui « ne [se sont] pas véritablement jeté dans l’amour de Dieu, dans l’aventure de la sainteté ».

Constance de Vergennes

L’AMÉRIQUE LATINE PRÉCOLOMBIENNE
CARMEN BERNAND
Belin, 2023, 624 pages, 49 €

Voici une synthèse fort bienvenue sur l’ensemble des civilisations qui ont précédé l’arrivée des Espagnols et des Portugais en Amérique latine. L’ouvrage ne se contente pas de parler des Mayas, des Aztèques et des Incas, mais couvre l’ensemble des cultures humaines et des civilisations depuis l’arrivée de l’homme jusqu’au milieu du XVIe siècle. On découvre ainsi que l’agriculture et l’urbanisation en Amérique latine remontent très haut dans le temps (milieu du VIIe millénaire av. J.-C). L’ouvrage bénéficie des dernières découvertes archéologiques et des derniers progrès dans le déchiffrement du système d’écriture maya-aztèque. La fin de l’ouvrage aborde le sujet de la politique de la monarchie espagnole et de l’Église vis-à-vis des peuples indigènes. Dès le départ de la période de colonisation, l’Église et l’État protégeront et favoriseront l’intégration précoce des indigènes au sein de la civilisation chrétienne, y compris, pour les descendants des rois aztèques et incas, au sein de la noblesse. Les mariages entre Français, Espagnols et Amérindiens baptisés furent particulièrement nombreux et favorisés par certains ordres religieux comme la Compagnie de Jésus. On regrettera uniquement un paragraphe sur les apparitions mariales présentées de façon tendancieuse et simpliste comme une construction de l’Église organisée dans un but d’acculturation du catholicisme à la spiritualité amérindienne. Un ouvrage d’une réelle qualité, magnifiquement illustré, qui mérite sa place dans votre bibliothèque.

Bruno Massy

L’AFRIQUE, LE PROCHAIN CALIFAT ?
La spectaculaire expansion du djihadisme
LUIS MARTINEZ
Tallandier, 2023, 238 pages, 20 €

« Le défi auquel est confronté le continent africain en ce début de XXIe siècle est immense : celui de l’émergence d’une insurrection djihadiste porteuse de bouleversements politiques », constate Luis Martinez, en ouverture de cet ouvrage, fruit d’une vaste expérience de terrain, acquise lors des 60 missions qu’il a réalisées en tant que chercheur à Sciences Po (Paris) et expert pour l’Union européenne (UE). C’est dire sa maîtrise du sujet.
Pourtant, souligne l’auteur, au début des années 2000, une telle perspective apparaissait comme « un mythe » aux yeux de chefs d’État africains et de nombreux experts occidentaux. Le danger était néanmoins bien présent, déclarait en 2010 le président Sarkozy. Mais cette lucidité s’est doublée d’« une erreur stratégique » en 2011, regrette Martinez en rappelant le désastre enclenché dans cette région par le renversement franco-britannique du régime du colonel Kadhafi, sans concertation avec les dirigeants africains au moment où le président libyen œuvrait à promouvoir des « États-Unis d’Afrique ». Dès lors, la Libye devint terre d’accueil pour les soldats de Daech venus de l’Orient arabe afin de se répandre au-delà, notamment au Mali, où l’intervention militaire Serval déclenchée par Paris en 2013 pour protéger le régime de Bamako s’est soldée par un échec. Quant aux programmes de développement culturel financés par l’UE, ils ne parviennent pas à empêcher la propagation du djihadisme.
C’est dans un tel contexte que l’idéologie islamiste, sous toutes ses formes, provenances et dénominations, s’est lancée dans la grande aventure de l’islamisation de l’Afrique où elle se diffuse rapidement au moyen de services de base, d’investissements, d’écoles coraniques, d’encouragement à la natalité, mais aussi de terrorisme, etc. L’objectif est de défaire les systèmes laïques, républicains et francophones hérités de la colonisation en établissant des émirats et la charia. Pour l’heure, le recul de l’Europe a ouvert la voie de l’Afrique à deux grandes puissances, la Russie et la Chine, dont la présence est également la cible des djihadistes.
L’auteur, qui s’attend à « un enlisement de la situation » dans tous ces pays, considère enfin inutile toute recherche de victoire militaire contre les groupes djihadistes. Il ne voit de solution que dans la négociation avec des institutions représentatives locales. En offrant les clés d’une compréhension réaliste du Sahel, la lecture de cet ouvrage éclaire l’immense défi géopolitique que l’Europe est appelée à relever.

Annie Laurent

BEYROUTH SENTIMENTAL
DANIEL RONDEAU
Stock, 2023, 220 pages, 19,50 €

Écrivain, académicien, diplomate, Daniel Rondeau est littéralement amoureux du Liban, pays qu’il découvrit en 1987 et où il a séjourné de nombreuses fois jusqu’en 2022, le plus souvent dans le cadre de missions politiques ou culturelles. Ces voyages ont été jalonnés de rencontres extrêmement variées avec des dirigeants de l’État, des religieux de toutes confessions, des universitaires, des artistes, dont il évoque les souvenirs dans cet essai émouvant par bien des aspects. Elles lui ont permis d’entrer en profondeur dans la complexité du pays du Cèdre, d’en saisir les fragilités et les atouts mais également d’en dégager l’identité et la vocation.
On retiendra le regard de l’auteur sur les chrétiens locaux, qu’il ne sépare d’ailleurs pas de leurs coreligionnaires du Levant, « souvent aux aguets […], habiles à traverser les épreuves, [ils] vivent avec la mélancolie aguerrie de ceux qui savent mais continuent d’espérer. Ils portent une part de la mémoire et de la sagesse du monde. Mémoire : les Églises d’Orient sont le tabernacle de la chrétienté naissante […]. Sagesse : ces chrétiens ont appris à vivre avec l’islam […], ils ont inventé une diplomatie de coexistence au quotidien. La croix jette sur les cités d’Orient une ombre salutaire. Les réconciliations impossibles se feront par la croix ». Ce qui n’empêche pas Rondeau de rapporter le sombre pronostic de Harès Chehab, maronite chargé par son patriarche du dialogue national islamo-chrétien : « Ici, nous [chrétiens] sommes divisés et à la remorque des sunnites et des chiites. Nous avons perdu notre capacité d’initiative. »
En conclusion de son ouvrage, évoquant les « heures sombres » d’aujourd’hui, l’auteur reste cependant admiratif envers ce pays. « Ce sont toujours les mêmes mots qui me viennent à l’esprit : joie, courage, fantaisie, énergie. » Le Liban « a gardé dans les tourments une forme de distinction suprême lui permettant de dominer les pièges du destin. »

Annie Laurent

LE DÉFI D’ÊTRE FRANÇAIS
MICHEL AUBOIN
Les Presses de la Cité, 2023, 236 pages, 21 €

Plusieurs, voici déjà pas mal d’années, avaient exprimé de l’anxiété, osé aussi quelques avertissements, devant l’afflux croissant d’individus de toutes provenances dans notre pays. Sans, bien entendu, qu’on ne daigne en rien les écouter. Un tel phénomène dès lors, ni stoppé ni même restreint, devait prendre, et a pris aujourd’hui, la dimension d’une vague immense qui submerge le fleuve national. Rude formule, certes, que M. Auboin, préfet, ancien directeur au ministère de l’Intérieur, en charge de l’intégration des étrangers et des naturalisations, bref, entre 2009 et 2013, occupé, note-t-il, à « dessiner les contours de la France » sous deux gouvernements, que M. Auboin donc s’abstient d’utiliser. Trop vive ou trop batailleuse ? La voyant néanmoins cette France, de plus en plus évanescente, et lui, aux très vieilles origines beauceronnes, commençant de se sentir marginal sur son propre sol. Où, par le jeu des accords d’Évian de 1962, débuta l’écoulement continu des Algériens tout juste indépendants, rejoints au fil du temps par bien d’autres tribus. Où, à présent, le droit de la nationalité, si laxiste déjà, se trouve, d’une manière permanente, altéré par des acquisitions « automatiques », des acquisitions « accélérées », des acquisitions « de complaisance ». Où la double nationalité (absolument banalisée), outre qu’elle « soulève d’insurmontables questions d’allégeance », brouille les représentations quand elle concerne, souligne M. Auboin, des décideurs publics (membres du gouvernement, officiers généraux, hauts fonctionnaires). Où nombre de choses, et jusqu’à la garde de nos frontières, ne nous appartiennent plus. Une situation gravissime !
À laquelle le Grand Chœur du politiquement correct, et du refus des évidences, interdit de toucher. En somme, la conclusion logique de l’accueil universel désormais prôné ou rêvé mène au droit de vote attribué à tous les habitants du même « territoire ». Avilissement, radical cette fois, de la nationalité. Et sabordage de l’État, construit sur la distinction des citoyens et des non-citoyens. Pour le prochain et colossal bénéfice des seuls empires financiers.
De ce récit, l’auteur fait de la cathédrale de Chartres l’épicentre, et on y côtoie notre histoire ancienne ou récente. En train de se clore ? Fort possible cela.

Michel Toda

ROMANS À SIGNALER

SUR TES TRACES
HARLAN COBEN
Belfond, 2023, 384 pages, 22,90 €

Chaque année, à l’automne, l’arrivée du nouveau Harlan Coben est attendue avec impatience, car c’est toujours la garantie d’un excellent moment de détente. Eh ! bien nous n’avons pas été déçus, ce nouveau roman faisant partie des meilleurs de cet auteur très prolixe. Harlan Coben, c’est un genre, une institution presque, et on peut ne pas aimer, le style et la psychologie des personnages n’étant pas ses points forts. Mais si vous appréciez une histoire qui vous happe du début à la fin, vous serez servi : une fois commencé, il est très difficile de poser ce roman addictif ! De quoi s’agit-il ? David, condamné cinq ans auparavant pour le meurtre de son propre fils, Matthew, purge une lourde peine de prison. Tout l’accusait, aussi David ne s’est pas défendu, sa vie n’ayant plus de sens depuis la mort de son fils bien aimé. Néanmoins, un beau matin, son ex-belle-sœur, Rachel, vient le visiter pour lui montrer une photo récente qui montre un garçon qui ressemble furieusement à Matthew. S’il est encore en vie, c’est donc qu’il n’est pas l’assassin de son fils ! Cette certitude redonne à David le goût de vivre… et de s’évader pour retrouver Matthew. Un scénario improbable comme seul Harlan Coben sait les imaginer !

Patrick Kervinec

LE CHANT DES INNOCENTS
PIERGIORGIO PULIXI
Gallmeister, 2023, 336 pages, 23,80 €

Piergiorgio Pulixi est un auteur italien de romans policiers, puissants et originaux, dont Gallmeister publie ici l’un de ses premiers opus, antérieur aux deux déjà publiés en français, L’île des âmes (2021) et L’illusion du mal (2022). Il met en scène le commissaire Vito Strega que l’on retrouve dans L’illusion du mal. Dans Le chant des innocents, Strega est sous le coup d’une suspension après la mort suspecte de son co-équipier et il est donc en marge d’une enquête hors du commun particulièrement horrible : une suite d’assassinats sauvages commis par des adolescents sans remords. C’est son amie l’inspectrice Teresa Brusca qui est chargée de comprendre ces crimes a priori résolus puisque les enfants-tueurs se laissent arrêter sans résistance. Mais Strega est persuadé qu’un « marionnettiste » manipule ces enfants pour les pousser à l’acte. Entre les propres problèmes de Strega et l’enquête qu’il mène en parallèle de celle de la police, c’est une histoire parfaitement menée qui vous accroche d’emblée jusqu’à la fin.

Patrick Kervinec

© LA NEF n° 363 Novembre 2023