Pierre Jova ©DR

Peut-on programmer la mort ?

Pierre Jova vient de publier Peut-on programmer la mort ? : dans cet essai stimulant, il livre un excellent plaidoyer contre l’euthanasie, tout en menant une enquête de terrain sur les cas belges et suisses, très avant-gardistes sur ces questions. Il nous propose ici quelques réflexions tirées de ce travail.

Loin d’être une simple « liberté » proposée à des cas spécifiques, l’euthanasie et le suicide assisté participent à faire peser une pression sociale sur les plus vulnérables.

«C’est avec une tristesse immense que je vous annonce le décès de mon père. Dans les derniers jours, la maladie a progressé plus vite que prévu, ce qui l’a obligé à devancer la date initialement choisie pour son départ. » Ainsi écrit sur Facebook, le fils de Mario Hudon, célèbre animateur radiophonique au Québec, mort à 63 ans le 20 novembre 2023. Souffrant de la maladie de Charcot, il avait annoncé son euthanasie pour le 7 décembre à une radio de Montréal : « Je suis devenu un fardeau », articulait-il au téléphone.

Des histoires similaires se multiplient au Canada depuis que la Cour suprême a autorisé l’aide médicale à mourir (AMM) en 2015. Elles sont monnaie courante en Belgique, qui a dépénalisé l’euthanasie en 2002, et où j’ai enquêté pendant un an pour écrire Peut-on programmer sa mort ? (Seuil). Elles seront demain le lot de nombreuses familles françaises si le président de la République décide de légiférer en ce sens.

La Belgique et le Canada nous fournissent quelques leçons utiles. Permettant l’euthanasie en cas de souffrance physique ou psychique « grave et incurable », la loi belge l’a étendue aux mineurs en 2014. L’extension fut encore plus rapide au Canada : réservée en 2016 à la seule fin de vie, l’AMM s’ouvre en 2020 à toute personne atteinte « d’une maladie, d’une affection ou d’un handicap grave et incurable ». L’accès pour maladie mentale est fixé au 17 mars 2024. Quand la mort programmée – euthanasie ou suicide assisté – devient légale, elle crée sa propre dynamique. Chez nos voisins belges, l’euthanasie est passée de 235 cas en 2003 à 2966 en 2022, soit 2,5 % des décès. L’élève canadien dépasse à nouveau le maître : l’AMM représente 4,1 % des décès en 2022, dont 6,6 % au Québec.

Des critères toujours plus larges

Loin de se réduire à des cas spécifiques, la mort programmée élargit d’elle-même ses critères. Prenons Lester Landry : cet ancien routier de Medicine Hat, dans l’Alberta, cloué dans un fauteuil par une hernie mal soignée depuis 2009, survivait grâce à une allocation d’invalidité mensuelle (environ 1200 euros). Arrivé à 65 ans en mai 2022, l’âge légal de la retraite au Canada, il perd sa prestation sociale. Sa pension est trop maigre pour affronter ses frais. Il contacte le service public de l’AMM pour être euthanasié : 11 jours plus tard, un médecin lui répond qu’il est éligible. Le désespoir se transforme en révolte, et le camionneur alerte la presse pour dénoncer cette injustice. « Je ne veux pas mourir, mais je ne peux pas me permettre de vivre ! », dit-il au magazine New Atlantis.

La mort programmée aggrave la cruauté de la société capitaliste, qui ne jure que par le profit, la productivité, la jouissance de ses capacités, envers les plus fragiles. Ceux qui se considèrent comme « un fardeau » pour leur famille ou la collectivité. Ceux qui sont pris à la gorge financièrement. Ceux qui se répètent : « À quoi bon ? » Au lieu de leur montrer l’infinie valeur de leur présence par la solidarité, l’accompagnement et les soins qui leur sont dus, la nation leur chuchote : « Personne ne vous retient. » La Belgique a donc laissé partir Shanti De Corte, victime d’un choc post-traumatique lors des attentats de Bruxelles en 2016, euthanasiée à 23 ans en 2022. Comme elle laisse partir des personnes âgées sous prétexte d’affections chroniques liées à la vieillesse, la seconde cause des demandes d’euthanasies après les cancers.

« On est dans une société où tout est jetable. Nos cellulaires, nos produits, tout. On ne répare même plus, on jette et on remplace nos affaires achetées à bon prix. Est-ce maintenant rendu dans nos valeurs plus profondes au sujet des personnes et la valeur qu’elles ont dans la société ? » S’exprimant ainsi dans le journal québécois Le Devoir en 2016, Robert-Falcon Ouellette fut le seul député du Parti libéral – celui du Premier ministre Justin Trudeau – à voter contre l’euthanasie au Parlement. « C’est bien de prendre une décision pour le monde de Montréal ou de la ville de Québec ou la personne moyenne de la société en général. Mais les lois ne sont pas faites seulement pour eux. Elles ont un impact sur toute la société, sur tous les groupes qui composent la société », rappelait ce vétéran de l’armée canadienne, originaire de la nation amérindienne des Cris. Il mesurait, lui, le symbole envoyé aux vulnérables, à commencer par son propre peuple autochtone, miné par la pauvreté et les suicides à répétition.

C’est l’ultime leçon de la mort programmée : le libéralisme a si profondément gagné les esprits que personne ne questionne l’aspect normatif d’une telle loi. Or, dans l’Occident contemporain, ce qui est légal devient moral. Aucun foyer, même catholique pratiquant, n’y sera imperméable, comme on le constate en Belgique. Nous voici donc prévenus. C’est donc aujourd’hui qu’il faut descendre dans l’arène.

Pierre Jova

Pierre Jova, journaliste à La Vie, vient de publier Peut-on programmer la mort ? Seuil, 2023, 60 pages, 4,90 €.

© LA NEF n° 364 Décembre 2023