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Analyse du synode : de quelle Église accouche-t-il ?

La première partie du synode sur la synodalité voulu par le pape François s’est déroulée du 4 au 29 octobre à Rome. Quel bilan tirer de ce synode ? Quelles pistes de réformes annonce-t-il ? Est-il un synode de rupture ou de continuité ? Comment a-t-il été reçu par les différentes sensibilités de l’Eglise ? Cet article vous offre une analyse et une vue de surplomb sur cet événement ecclésial.

«Il faut que tout change pour que rien ne change ». C’est peut-être la célèbre phrase de Tancredi Falconeri dans Le Guépard de Lampedusa qui vient à l’esprit lorsqu’on se hasarde à tirer un bilan d’étape de la XVIe Assemblée générale du synode des évêques sur la synodalité, à l’issue de sa première session plénière qui s’est tenue à Rome du 4 au 29 octobre 2023.

« Il faut que tout change… »

En apparence, le processus décidé et mis en œuvre par le pape François depuis 2021 semble vouloir imprimer des changements majeurs à l’Église, comme en témoignent la structure adoptée pour le Synode, la forme des débats retenue et les thématiques discutées.

Tout d’abord, s’agissant de la structure, le pape François a posé, en avril 2023, un geste spectaculaire et sans précédent. En contradiction avec le Code de Droit canonique (can. 346, § 1) ainsi qu’avec sa propre constitution apostolique Episcopalis Communio du 15 septembre 2018, qui prévoient que seuls peuvent composer une assemblée synodale les évêques ainsi qu’un petit nombre de supérieurs d’instituts religieux masculins, le Souverain Pontife n’a pas hésité à désigner, parmi les 364 membres votants, des religieuses et surtout 70 laïcs (hommes et femmes). La conséquence est qu’une proposition peut désormais être adoptée par le synode, alors même qu’elle ne réunirait pas deux tiers des voix des évêques. Cette décision papale n’a pas été sans provoquer quelques remous, puisqu’un certain nombre de canonistes sont allés jusqu’à contester la « nature épiscopale » de cette assemblée synodale ainsi composée. Et si, pour répondre à ces critiques, le pape a souligné que ce « processus synodal » récupérait une ancienne pratique chrétienne qui n’avait jamais été perdue dans l’Orient chrétien, il est à noter qu’aucun des délégués orthodoxes et catholiques de rite oriental conviés à Rome n’ont reconnu dans ledit processus ce qu’ils entendaient dans leurs Églises respectives par le terme de « synode ».

Ensuite, concernant la forme retenue pour les débats, une innovation remarquée a également eu lieu : à la place de discours tenus par des orateurs juchés sur une estrade et s’adressant à l’assemblée, le choix a été fait – synodalité oblige – de répartir les 364 membres en 35 groupes (les « circuli minores »). Le tout conjugué avec une méthodologie très stricte gouvernant les débats, largement inspirée de la spiritualité ignacienne : chaque groupe s’est vu attribuer des questions précises à débattre et ces questions ont fait l’objet d’un triple tour de table, strictement chronométré, afin de permettre aux participants d’exprimer, en toute égalité, les « résonances ressenties ». Après ces discussions, un rapporteur désigné pour chaque groupe a été chargé d’en présenter la teneur à l’assemblée plénière, avec ses convergences, ses divergences et ses interrogations. Pour finir, le 29 octobre, un rapport de synthèse de 42 pages a été adopté, détaillant les questions à approfondir et formulant 81 propositions qui, « après des recherches canoniques, théologiques et pastorales », devront être tranchées lors de la seconde session du synode en octobre 2024.

Enfin, des thématiques qu’il aurait été impossible d’imaginer sous les précédents pontificats ont été ouvertement abordées dans le cadre de cette première session : les circuli memores ont ainsi débattu non seulement des « périphéries », de la lutte contre les abus ou du cléricalisme, mais aussi – sujets beaucoup plus délicats – du positionnement de l’Église à l’égard de l’homosexualité, de la place des femmes et de leur accès éventuel au diaconat, ainsi que de la participation des laïcs dans les procédures de gouvernance de l’Église. Et, pour ajouter à l’ambiance disruptive, le pape, qui n’aime rien de moins que les gestes spectaculaires, a pris l’initiative de rencontrer longuement, en marge du Synode, la cofondatrice de New Ways Ministry, Sœur Jeannine Gramick, dont l’activité en faveur de l’avortement, de la théorie du genre et de la reconnaissance de la légitimité des pratiques homosexuelles lui avait valu des condamnations par le Vatican sous Jean-Paul II.

« … pour que rien ne change »

Pourtant, au-delà de ces nouveautés, la question se pose de savoir si, dans la réalité, l’Église se trouve véritablement engagée dans une irrésistible réforme de grande ampleur. Et, à cet égard, force est de constater que la plus grande incertitude domine.

Cette incertitude procède, de prime abord, d’une confusion terminologique qui ne manque pas de déteindre sur l’ensemble de l’événement. En effet, les termes « synodalité » et « synodal », qui figurent plus de 160 fois dans le rapport de synthèse et qui ont vocation à inspirer le processus dans son entier, ne font paradoxalement l’objet d’aucune définition permettant d’en connaître le sens. Et cette confusion redouble lorsque l’adjectif « synodal » est associé à d’autres mots, pour constituer des expressions telles que « voyage synodal », « visage synodal », « configuration synodale », « style synodal », « dynamique synodale » et même « caractère synodal » (cette liste n’étant pas exhaustive…). Or, il ne saurait y avoir débat authentique sur des notions que nul ne peut définir ou, plutôt, que chacun définit à son gré.

Plus fondamentalement, ces incessantes incantations en faveur de la « synodalité » ne peuvent pas cacher le fait que l’organisation de cet événement et les méthodes utilisées ont eu pour effet, sinon pour objet, de renforcer singulièrement les pouvoirs du pape afin d’assurer la mise en œuvre de son propre projet. Ainsi, c’est le pape, et non un quelconque processus démocratique, qui a désigné les 70 laïcs membres du Synode. De même, c’est le pape qui a décidé d’assurer une surreprésentation manifeste aux membres la « famille ignacienne », en leur accordant en outre des postes clés (cardinal Hollerich, rapporteur général ; Père Giacomo Costa, rapporteur spécial ; sœur Nathalie Becquart, xavière, sous-secrétaire du Secrétariat général ; sœur María de los Dolores Palencia, Communauté de Vie chrétienne, présidente déléguée). Enfin, c’est le pape qui a fait le choix de répartir les membres en circuli minores, d’attribuer à chacun de ces cercles l’examen d’un nombre limité de questions et d’imposer un strict secret pontifical aux débats. Or, ces choix ont peut-être permis à l’assemblée de se mettre à l’écoute des « surprises de l’Esprit », mais ils ont surtout conféré au bureau central, seul détenteur d’une vision d’ensemble, un poids considérable, en particulier dans la rédaction du rapport de synthèse.

Mais surtout les incertitudes portant sur une réelle volonté de changement en profondeur de l’Église se renforcent quand on examine le traitement que ce même rapport de synthèse a réservé aux thèmes abordés. Si celui-ci annonce une Église « plus inclusive », ouverte davantage aux blessés, aux pauvres et aux marginaux, il se limite à des pétitions de principe ou à des souhaits rédigés en termes vagues, sans qu’aucune des 81 propositions qu’il formule ne présente un caractère véritablement révolutionnaire. Ainsi, à titre d’illustration, « l’identité de genre » et « l’orientation sexuelle » n’ont été évoquées qu’aux côtés de l’intelligence artificielle ou de la fin de vie pour « promouvoir des initiatives permettant un discernement partagé sur les questions doctrinales, pastorales et éthiques controversées ». Même la question de l’ordination des hommes mariés, pourtant de nature non strictement dogmatique, n’a été évoquée que pour préciser qu’elle « n’était pas nouvelle » et qu’elle « devait être approfondie ».

D’ailleurs, et cette circonstance permet de savoir où est et demeure le véritable lieu du pouvoir, c’est en dehors même du processus synodal que le pape François, directement ou indirectement, a déjà répondu à des questions qui y sont pourtant discutées. Ainsi, en réplique à un dubia émis par cinq cardinaux sur la question de l’homosexualité, le Dicastère pour la Doctrine de la foi, désormais dirigé par le fidèle cardinal Victor Fernández, a indiqué, le 2 octobre 2023, qu’une bénédiction demandée par une ou « plusieurs personnes » est possible lorsqu’elle « ne véhicule pas une conception erronée du mariage » et qu’elle répond à une « demande d’aide à Dieu, un appel à pouvoir mieux vivre, une confiance en un Père qui peut nous aider à mieux vivre ». De même, dans un livre publié le 24 octobre 2023 sous le titre El Pastor : Desafíos, razones y reflexiones sobre su pontificado (1), le Saint-Père a rappelé en des termes explicites que l’impossibilité pour les femmes de devenir prêtres ou même d’être ordonnées diacres n’était pas « une privation », car leur place était « bien plus importante ».

Un vaste « écran de fumée » ?

Faut-il alors en déduire que le synode sur la synodalité ne constitue qu’une « opération blanche », un vaste « écran de fumée » destiné seulement à faire subir aux uns (les conservateurs) rebuffades sur rebuffades, à faire miroiter aux autres (les progressistes) illusions sur illusions ?

En fait, outre que nul ne peut prévoir ce que seront les conclusions auxquelles parviendra la seconde session, prévue pour octobre 2024, ce processus a déjà eu au moins une conséquence objective, celle d’exacerber encore davantage les polarités internes et les forces centrifuges au sein de l’Église.

Bien évidemment, du côté de la frange conservatrice, celle-ci n’a pu voir qu’avec la plus grande réserve ce qui lui semble s’inscrire dans une volonté de rompre avec l’ecclésiologie et la morale traditionnelles. Dans ce contexte, les déclarations chaque jour plus virulentes du cardinal Müller, l’ancien préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi de Benoît XVI, témoignent d’une crise massive de confiance dans cette partie du catholicisme, crise qu’a encore aggravée la révocation brutale et non motivée de Mgr Strickland, l’emblématique évêque de Tyler. Quant aux traditionalistes, encore sous le coup de Traditionis custodes, nul doute qu’ils auront goûté l’humour involontaire du rapport de synthèse, celui-ci ayant souligné que « le respect des traditions liturgiques et des pratiques religieuses des Migrants est une partie intégrante d’un véritable accueil »…

Mais, de l’autre côté, chez certains partisans de la frange progressiste de l’Église, ce n’est pas une sourde insatisfaction qui a accueilli les résultats intermédiaires du synode, mais plutôt une véritable colère, à la mesure des espérances déçues. Un risque sérieux existe désormais que la frustration des réformateurs débouche, dans le cas où les décisions à venir ne correspondraient pas à leur agenda, sur un schisme de grande ampleur, en particulier en Allemagne où un « Conseil synodal » permanent, constitué paritairement d’évêques et de laïcs et destiné à cogérer l’Église, est en cours de création. Dans ce dernier pays, comme à la veille de la Réforme, presque tous les facteurs susceptibles de conduire à une telle extrémité sont désormais réunis : un épiscopat majoritairement gagné aux positions hétérodoxes ; des facultés de théologie devenues de véritables chaudrons anti-romains ; des laïcs (dont beaucoup sont des fonctionnaires de l’Église) animés d’une violente hostilité contre l’idée même de sacerdoce ministériel, et – last but non least – la probable garantie étatique que les traitements (confortables) continueront à être versés aux clercs et aux laïcs en cas de rupture. Manque encore pour le moment – et c’est la chance de Rome – une personnalité d’envergure capable, comme un Luther, d’emporter le mouvement d’ensemble.

Au final, quelles que soient les intentions des inspirateurs et des organisateurs de ce synode sur la synodalité, l’impression qui s’en dégage pour le moment semble être celle d’une Église « autoréférentielle », préoccupée avant tout par elle-même et cherchant à être « attirante », soit par les structures qu’elle se donne, soit par la morale qu’elle délivre. Or, comme l’avait déjà rappelé de manière lumineuse Josef Ratzinger dans une conférence à Munich en 1970, l’Église n’est, comme la lune, « qu’un désert, des pierres, du sable et des montagnes. Elle n’est qu’obscurité, mais elle disperse une clarté qui lui vient d’un astre, dont la lumière se propage par son intermédiaire. C’est exactement en cela que la lune représente l’Église : elle ne puise pas la lumière en elle-même, mais elle la reçoit du véritable hélios, le Christ ».

Jean Bernard

(1) Le Pasteur : défis, raisons et réflexions sur son pontificat.

© LA NEF n° 364 Décembre 2023