G.K. Chesterton (1874-1936) © Wikipedia.

Chesterton : celui qui ne fut qu’apologète

Anglican converti au catholicisme, G.K. Chesterton (1874-1936) fut un penseur majeur de son siècle. Presque chacune de ses lignes est apologétique.

«Saint Père profondément endeuillé mort M. Gilbert Keith Chesterton fils dévoué Sainte Église talentueux défenseur de la foi catholique stop Sa Sainteté compatit paternellement peuple d’Angleterre assure prières cher disparu donne bénédiction apostolique. Cardinal Pacelli. » Ce télégramme, signé au nom de Pie XI par le futur Pie XII, témoigne de l’envergure qu’avait prise l’œuvre de Chesterton dans l’arsenal intellectuel de l’Église catholique au début du XXe siècle. Une envergure que nous avons quelque peu oubliée, quoiqu’elle nous ombrage encore aujourd’hui, à notre insu souvent, à travers les écrits de noms autrement célèbres comme Tolkien ou Lewis.

À tous points de vue pourtant, Chesterton fut énorme. Au physique, pour commencer : un mètre quatre-vingt-treize, cent-trente kilos. Ce géant de dimensions grotesques (peut-être fallait-il un corps obèse pour abriter une âme aussi vaste et enflammée que celle dont le départ endeuilla deux papes) produisit une œuvre à sa mesure, aussi dense que foisonnante – plus d’une centaine d’ouvrages de son vivant –, bouscula la vie politique d’Angleterre, fut couronné des titres les plus grandiloquents, d’Apôtre du Bon Sens à Prince du Paradoxe, inspira de pleines brassées d’écrivains et fut peut-être le phare de plus de convertis qu’aucun autre en son siècle, tout en menant une vie fort remplie de polémiste, de dessinateur, d’humoriste, de poète, de journaliste, de romancier, et, naturellement, d’apologète.

En réalité, on pourrait presque dire qu’il ne fut qu’apologète – qu’il le fut avant même sa conversion, paradoxe qu’il ne renierait pas – la plus grande partie de son œuvre étant consacrée, directement ou non, explicitement ou non, consciemment ou non, à la défense et illustration de la foi chrétienne, et spécialement, dans ses dernières années, à l’expression de celle-ci qui lui paraissait la plus juste et la plus vraie : la foi catholique.

Son chemin de chrétien fut un long pèlerinage : élevé dans l’unitarisme, il devint athée, fut rapidement spirite, puis chrétien de tête, de cœur ensuite, anglican d’abord (de la mouvance anglo-catholique), catholique romain enfin. Lorsqu’en 1922, âgé de quarante-huit ans, il entra dans la pleine communion pour n’en plus ressortir, le vicaire anglican de Beaconsfield approuva : « C’est très bien qu’il nous quitte pour Rome. Il n’a jamais été un bon anglican. » Le Church Times se désolait, quant à lui, de ce que le libéralisme grandissant de l’Église anglicane avait fini par « lui coûter le génie de Chesterton ». Au vrai, il avait toujours été catholique – il n’avait en tout cas jamais été protestant, et beaucoup de ses contemporains, apprenant la nouvelle, se demandèrent s’il ne s’agissait pas d’une facétie : n’était-il pas déjà catholique ? Sa grande obsession, en tout cas, avait toujours été d’être du côté de la vérité, de communier à la grande tradition, de tenir des deux mains la grande corde qui, d’un côté, le reliait à l’Église des premiers temps et du Moyen Âge (et, par là même, à tout ce que le paganisme avait de bon et de juste), et de l’autre se faisait longe pour dompter le monde moderne devenu fou. Selon ses propres termes : « Expliquer pourquoi je suis catholique présente cette difficulté qu’il y a dix mille raisons à cela, et que toutes ces raisons se résument à une seule, qui est que le catholicisme est vrai. »

Son apologétique ne prit pas la forme de lourds volumes savants : elle fut d’abord littérature de combat. Lorsqu’il lui fallut un jour rassembler sa pensée, éparpillée entre divers journaux, pour exposer, en termes clairs (autant qu’il lui était possible, la « clarté » chestertonienne ayant souvent, aux yeux inhabitués, les atours de la confusion), sa vision chrétienne du monde, il choisit pour titre Hérétiques. Il fallait commencer par identifier l’adversaire, nommer l’ennemi, vilipender, déterrer les serpents. Quelque temps plus tard, le pendant fut Orthodoxie – les deux ouvrages, du reste, se ressemblent tant qu’on les lit ordinairement comme un seul. Il lui était impossible d’évoquer la foi chrétienne depuis une chaire : c’est au front qu’il allait, toujours.

Parce que le monde n’allait pas bien : tout ce qu’il était, il le devait au christianisme, jusqu’à sa détestation du christianisme (« l’homme déchu se lasse souvent des décors qu’il connaît bien »), et il avait décidé de renier son héritage pour se mettre, plein de morgue sentencieuse, à professer des contre-vérités aussi mornes et bêtes que les vérités qu’il croyait abattre étaient gaies et raisonnables. Il avait décrété que l’homme était un animal comme les autres, et le Christ un homme comme les autres. Chesterton, avec sa surprenante légèreté, son agilité intellectuelle, sa finesse extrême et son usage virtuose du paradoxe, entreprit de remettre le monde à l’endroit en le mettant sens dessus dessous.

Il le fit de manière éclatante dans son chef-d’œuvre l’Homme éternel, publié en 1925, petit livre au principe somme toute assez simple et passablement fou : faire le récit de l’histoire du monde. Car c’était, d’après lui, la meilleure façon de voir l’homme tel qu’il est : bien davantage qu’un animal (« Il n’est pas naturel de considérer l’homme comme un produit naturel »), et que cette première étape constituait le préalable à la grande expérience qui consistait à voir le Christ tel qu’il est : bien davantage qu’un homme.

« Seul d’entre les animaux, peut-on lire au premier chapitre, [l’homme] est secoué par cette folie magnifique qu’on appelle le rire, comme s’il avait attrapé du regard quelque secret dans la forme même de l’univers, ignoré de l’univers lui-même. Seul d’entre les animaux, il ressent le besoin de détourner ses pensées des réalités profondes de sa vie corporelle ; de les cacher comme s’il était en présence d’une possibilité supérieure, cause de ce mystère qu’est la honte. On peut admirer ces choses en les attribuant à la nature de l’homme, ou les flétrir en les considérant comme artificielles ; dans un cas comme dans l’autre, elles demeurent uniques. Voilà ce qu’a compris ce grand instinct populaire qu’on nomme la religion – jusqu’à ce que les pédants s’en mêlent. »

L’histoire de l’homme et de son progrès se confond avec celle de la religion. Et la vraie religion, celle de nos plus lointains ancêtres, a toujours été monothéiste (le polythéisme ayant souvent été la combinaison tardive de plusieurs monothéismes). Depuis la préhistoire, l’homme est fait pour la vérité, car il est créature de la Vérité. Il l’a cherchée, il l’a désirée, et il en a conçu des mythes magnifiques. Mais ces mythes, parce qu’il leur manquait quelque chose, finissaient toujours par rendre un écho désespéré. Orphée ne pouvait ramener Eurydice. Le philosophe et le prêtre étaient irréconciliables. Alors est survenu l’événement qui donna naissance à « la seconde moitié de l’histoire humaine » et qui réconcilia et lia ensemble la religion et la philosophie. De même que l’homme, cet artiste, ce créateur tantôt génial et tantôt malhabile, avait commencé dans une caverne, muni de sa peinture et de son intuition du Dieu unique, de même l’homme qu’on appelle le Christ naquit dans une petite caverne à Bethléem, et ce fut « comme une nouvelle création du monde ». « Dieu était lui aussi un homme des cavernes, et lui aussi avait dessiné des créatures à la forme étrange et aux couleurs curieuses sur le mur du monde ; mais les images qu’il avait composées avaient pris vie. »

Quoiqu’il se fût toujours, non sans malice, défini comme un simple journaliste, Chesterton avait l’âme d’un poète, et son apologétique s’en ressent à chaque page. L’homme est artiste : il doit regarder le monde et les choses avec l’œil d’un artiste – autrement dit, comme s’il les voyait pour la première fois. Lorsqu’il s’y efforce, il constate l’aveuglement qui a été le sien, il déchire le voile qui le coupait du monde. Il voit alors qu’un arbre ne monte pas tant qu’il ne tombe en direction du ciel ; qu’une taupinière est une montagne ; que les choses sont à l’endroit quand on les regarde à l’envers ; que le Créateur lui-même est un artiste.

Puisque le plan divin a embrassé l’humanité dans sa totalité depuis les balbutiements de son histoire, et même dès avant le commencement de la Terre, puisque le Dieu tout-puissant s’est fait homme, et même homme des cavernes, tout est apologétique. On peut, avec le bon coup d’œil, repérer les plus grandes choses dans les plus petites, les plus curieuses incongruités dans les plus ordinaires, les plus profondes sagesses dans les bizarreries ou les platitudes du quotidien ; jusqu’à Dieu dans l’histoire d’une planète guère plus grosse qu’un grain de poussière perdu dans l’univers.

Hubert Darbon

© LA NEF n°364 Décembre 2023