Il est patent qu’à tous les niveaux, la démocratie a reculé au cours des dernières décennies. Non point que le jeu en soit, comme certains le disent, faussé, mais parce que les dirigeants politiques nationaux et internationaux n’ont cessé d’en restreindre le champ.
Sous la IIIe République, qui a tout de même duré 70 ans, trois lois simples tenaient lieu de Constitution. Hors de ces lois, le Parlement était libre de légiférer. Pas de Conseil constitutionnel pour le censurer, pas de comités chargés d’émettre des avis souvent contraignants. Les constitutions de la IVe et de la Ve Républiques sont plus détaillées, mais, dans son état originel, celle-ci laissait un champ large au pouvoir législatif. Cet espace n’a cessé de se restreindre sous l’effet de deux évolutions.
La première est interne : elle tend à élargir le bloc constitutionnel aux grands principes (déclaration des droits de l’homme, préambules, voire devise de la République) que jusque-là le législateur avait précisément mission d’interpréter, un rôle qui, de plus en plus, revient au juge, national ou international. La Constitution française de 1958 elle-même s’est au fil des ans enrichie de dispositions sur la décentralisation, les langues régionales, l’égalité de sexes, la lutte contre les discriminations qui enserrent le travail du législateur dans un corset de plus en plus étroit.
La seconde évolution est l’extension indéfinie du droit international, lequel s’impose comme on sait au droit national. Les traités européens, surtout celui de Maastricht et le traité constitutionnel de 2005, furent mal reçus, l’un approuvé de justesse, l’autre rejeté ; une des raisons en est qu’au-delà de la simple organisation des pouvoirs, seul domaine proprement constitutionnel, ils posaient, surtout le second, en matière de droit social, d’environnement, de culture, de droit des étrangers, toute une série de normes qui, ainsi inscrites dans le marbre des traités, ne pouvaient plus donner lieu à débat législatif, non seulement dans les parlements nationaux mais même au parlement européen. D’ailleurs, dès le traité de Rome (1956), le libre-échange, avait été posé comme principe intangible exclu de tout débat, ce dont nous mesurons aujourd’hui les inconvénients.
Ajouter un supposé droit à l’avortement (nous rappelons que Simone Veil s’est toujours opposée à ce qu’on le considère comme un droit) conduirait, sur un sujet particulièrement sensible, à un nouveau rétrécissement de l’espace législatif. Il est à craindre que le juge constitutionnel ou quelque accord international aidant, le droit des soignants à l’objection de conscience ou le délai limitant la possibilité d’avorter que Macron a récemment allongé, contre l’avis des gynécologues, de douze à quatorze mois, ne viennent à sauter.
Les parlementaires qui veulent inscrire l’avortement dans la constitution se méfient d’hypothétiques évolutions législatives qui viendraient à le restreindre. Ils veulent là encore rétrécir le pouvoir législatif. Certes le fond de l’affaire est philosophique : il s’agit d’abord de donner plus de solennité à la législation en cause, mais les députés déclarent aussi avoir peur des excès de la démocratie qui, si l’opinion venait à tourner, tendrait à restreindre les conditions légales d’un avortement volontaire. Peur du suffrage universel… comme les réactionnaires de tous les temps.
À front renversé
Ainsi les forces politiques jouent dans cette affaire, le savent-elles ? à front renversé. Depuis la Révolution, il était d’usage d’opposer les « libéraux », disciples de Montesquieu, qui considéraient que la démocratie devait être encadrée par des garde-fous destinés à contenir les débordements populaires, et les « républicains », disciples de Rousseau, qui considéraient que la délibération du peuple ou d’une assemblée élue en émanant directement s’imposait de toutes les façons. C’est un homme très marqué à gauche, André Laignel, qui avait exprimé en 1981 ce principe dans une formule célèbre : « Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaire. »
Les premiers tiennent les lois pour une axiomatique, que des sages déduiraient de quelques grands principes. Les autres ne connaissent que la volonté populaire immédiate. Les uns se passeraient de peuples, les seconds de Constitution. Aujourd’hui, par un curieux retournement, c’est la gauche qui veut opposer des barrages constitutionnels ou internationaux à des décisions que pourraient prendre les assemblées. Et c’est une partie de la droite qui défend, sur le sujet de l’avortement ou sur d’autres, le maintien d’un espace législatif à la discrétion des élus.
Inscrire dans Constitution le « droit à l’avortement » reviendrait à restreindre une fois de plus le champ législatif. C’est par un singulier paradoxe que la gauche se fait l’avocat de telles restrictions. Ce serait accroître à terme le mépris des citoyens pour leurs élus nationaux qui, depuis tant d’années, s’acharnent à restreindre leur propre pouvoir, au risque que beaucoup se demandent à quoi ils servent encore et, pour dire les choses vulgairement, pourquoi on les paye.
Roland Hureaux
Roland Hureaux, agrégé d’histoire, est l’auteur de nombreux essais, notamment Jésus de Nazareth Roi des Juifs (Desclée de Brouwer, 2021).
© LA NEF n°364 Décembre 2023