Réalisé par un Anglais qui n’a pas oublié que Napoléon était son ennemi, et qui s’attaque à sa postérité par les moyens d’une propagande – le cinéma –, le film de Ridley Scott est à charge au point d’en être ridicule. Et il peine pour le moins à trouver son ton. Le tragique de l’histoire lui échappe, certains grands protagonistes brillent par leur absence. Mais pourquoi laisse-t-on à Hollywood le soin de peindre nos grands personnages ? Et que reste-t-il de la France après Napoléon ? Cet article est à la fois une analyse du film et une réflexion historique plus générale.
On en attendait beaucoup et l’on est déçu quand même. On pouvait imaginer que Ridley Scott, amateur d’histoire et de fresques taillées comme des blockbusters, trouvât une inspiration et une forme adéquate pour raconter la vie de Napoléon, l’Empereur des Français. Son premier film Les Duellistes, adaptation d’une nouvelle de Conrad se passant sous l’Empire, est aussi dur, incisif et tranchant que l’acier, sans oublier Gladiator qui nous régale de combats virils ensablés, Alien, Prometheus, Blade Runner, j’en passe et des meilleurs.
Le principal défaut du film, c’est Ridley Scott lui-même : il est anglais. Tout son film est à charge contre Napoléon. Dans cette entreprise de démythification et de démystification de l’Empereur, vainqueur éclatant au soleil d’Austerlitz, force grandiose à la volonté épouse du Destin, romantique jusque dans la chute de Waterloo et la mélancolie sombre de Sainte Hélène, Scott dépeint un petit gros irascible traumatisé par la femme et complexé par sa maman qui pour compenser sa faiblesse s’enivre du sang des hommes, prenant plaisir à tuer. Une psychologie de comptoir qui ferait pâlir Chateaubriand, le biographe ennemi de l’Empereur, et navrer Zweig, portraitiste à ses heures, chirurgien des consciences et des volontés. Les défauts et les travers du bonhomme s’enfilent comme les mauvais grains d’un chapelet : viril, toxique, machiste, violent envers sa femme, obsédé sexuel, pédophile, menteur, manipulateur narcissique, complotiste et affabulateur. Ce que l’on prête dans la presse vulgaire à Donald Trump ou à Vladimir Poutine nous est offert tout du long. On commence par la révolution célébrée avec la mort de la Reine – les heures sombres de notre histoire – et on finit sur une petite leçon de morale digne d’un film à thèse de Bertrand Tavernier : Napoléon est responsable de la mort de millions de personnes et on le vénère comme une légende.
Le ton du film est constamment ambigu. Le burlesque et l’autodérision s’associent à la pathologie d’un itinéraire de tueur. On a le pire de Nicolas Sarkozy, un néant sur talonnettes. C’est L’histoire d’un mec en collaboration avec Faites entrer l’accusé. Napoléon est tantôt ridicule, tantôt froid comme un sociopathe arborant sous des traits de plus en plus empâtés la même face constipée et dure. Cet entre-deux qui ne permet pas de trancher entre la farce et la tragédie met mal à l’aise pendant toute la durée du film.
Le film ne se concentre que sur Napoléon et Joséphine. Talleyrand est à peine esquissé, Fouchet apparaît en un seul plan, les maréchaux Ney, Murat, Lannes, Masséna ne sont pas. On se souvient bien de Claude Rich, John Malkovich et Guitry dans le rôle du diable boiteux et de notre Depardieu national dans celui de Fouchet. Le jeu des acteurs laisse à désirer. Joaquin Phoenix ne semble pas sorti de son rôle de Joker, y puisant des mimiques, des souffles, des fragilités. Les deux personnages ont des traits communs : une infirmité de l’âme, une violence en eux, une froideur pathologique, un rire étrange et un comportement d’évadé d’hôpital psychiatrique. C’est à croire que l’acteur est resté enfermé dans son rôle de bouffon. Vanessa Kirby est insupportable, apparaissant débraillée tout le temps, fade et sans saveur, accusant des rires incontrôlés à l’annonce de son divorce, triste comme la pluie à la Malmaison.
La relation entre l’empereur et l’impératrice prend une place qui gâche le film. De cette relation conflictuelle et amicale, de ces passions finissant en cendre, de ces scènes de ménage haut de gamme aux Tuileries, le spectateur n’a cure, pour poliment dire qu’il s’en tamponne le coquillard. Scott n’a pas idée à quel point le sujet est inintéressant. Napoléon, comme toutes les grandes figures qui font l’histoire, est seul. Le montrer tenu, entenaillé, verrouillé par sa femme, est minable.
La progression chronologique des événements sous forme de dates clefs est paresseuse. L’expédition en Egypte est inintéressante au possible, la campagne d’Italie avec le Pont d’Arcole et Marengo est escamotée. Iéna, Wagram, Eylau, la triplette, sont tues. La guerre en Espagne n’existe pas. Les campagnes d’Allemagne et de France sont oubliées. Ce sont autant de déceptions qui ne permettent pas d’expliquer les enjeux géopolitiques du moment. L’homme politique qu’a été Napoléon, pragmatique et volontairement autoritaire, est passé sous silence. Son œuvre de réformateur également. Soit. C’est donc un portrait navrant d’un tueur taré et mégalomane que l’on subit pendant plus de deux heures. On aurait préféré en trame de fond un Napoléon en exil, dans les derniers jours, qui parcourt dans sa mémoire les événements importants de sa vie d’Empereur, se confrontant à ses démons, introspectant son caractère, au fond de sa solitude et devant sa faiblesse intime.
Tout n’est cependant pas à jeter non plus dans ce film. Les scènes de batailles, celles qui restent, sont bien réalisées. L’assaut de Toulon est dynamique, Austerlitz, sans soleil ni triomphe, est montré dans sa cruauté et sa violence. La mort de ces soldats autrichiens et russes sur ce lac glacé livré aux boulets de canon est implacable. Même Waterloo ne manque pas d’intérêt. La photographie froide et grise du film est ciselée ; les décors, les tenues, les palais, sont posés ; la musique, de Piaf à la Création de Haydn, en passant par un Kyrie eleison mozarabe joué par Marcel Pérès, bienvenue. Une part esthétique de ce film fait le travail et se montre fidèle à la réputation de son réalisateur.
Faut-il vraiment penser que l’anglais Scott ait voulu déconstruire Napoléon ? On emploie bien souvent ce verbe pour dénoncer une tentative politique mue par une idéologie certaine visant à faire table rase, annuler, détruire. Je ne crois pas le réalisateur à ce point appliqué dans le wokisme pour miner idéologiquement l’Empereur. Il réagit en sujet de la perfide Albion, ennemi éternel de la France, et s’attaque à sa postérité par les moyens d’une propagande : le cinéma. Placer pourtant sous une lumière crue l’Empereur, se trouver de l’autre côté, en face, chez ceux qui ont subi l’ogre corse, n’est pas dénué totalement d’intérêt si les choses avaient été seulement bien faites. Le problème, c’est qu’elles ne le sont pas. On n’a pas attendu Scott pour flinguer Napoléon. Piquons et provoquons un peu. Jouons à l’avocat du diable.
Napoléon est le bras armé le plus fort de sa génération, tombé à pic pour soutenir le parti de l’ordre. Il fallait un chef pour éviter la pagaille et remettre les choses à l’endroit. La bourgeoisie ayant pris le pouvoir, remplaçant la vieille noblesse, a choisi son poulain : Bonaparte, homme d’action, militaire, de centre, ni révolutionnaire ni passéiste. Napoléon est cet homme dépassé par la force des choses qu’il a assumées. Son talent, c’est l’esprit de synthèse entre l’ancien et le nouveau, le royalisme et l’aventure républicaine héritée de Rousseau. Napoléon n’est pas revenu en arrière, il n’a pas fait la rupture, il a fait une synthèse qui a marché. Si l’on était un brun provocateur, on oserait dire que Napoléon a été le très bon produit de cette mobilité sociale capable de faire monter des novices, des parvenus et des cuistres au sommet. L’Ancien régime sur la fin était rempli de ces énergumènes, passant de pot de chambre à valet de chambre, de valet à ministre, jusqu’à s’installer à la tête du Directoire.
Les penseurs d’Action française comme Bainville n’ont pas été tendres avec la Paille au nez. Léon Daudet résumait leurs idées sur Napoléon en une phrase : « une croisade pour rien ». Oui, Napoléon, c’est vingt-deux ans de guerre (sur cinquante-et-un an d’existence) pour protéger les frontières de la France, répondre aux agressions des dynasties d’Europe, imposer au reste de l’Europe un blocus continental contre les Anglais et un idéal révolutionnaire. Si la geste napoléonienne a de la grandeur et que le soleil d’Austerlitz brûle encore chaque 2 décembre que fait le bon Dieu depuis plus de deux cents ans, cette guerre perpétuelle a ravagé l’Europe. Napoléon a donné un coup de sabre dans sa carte, fermé des abbayes, des congrégations, supprimé des féodalités particulières dans le sud de l’Allemagne ; il a abrogé le Saint-Empire romain germanique ; il a pillé l’Italie entière, ravageant Venise qui connut son dernier doge. L’histoire pardonne aux vainqueurs et tue deux fois les vaincus. Pour le grand rêve européen dont on nous escagasse les oreilles, on repassera ! Derrière les lauriers de la guerre, le sang vivant et les larmes, ces batailles remportées, motivées par une manœuvre confuse d’étouffer les Anglais confinent à une gloire absurde. Scott achève son film sur ce bilan : trois millions d’hommes sont morts en Europe sur les champs de bataille. C’est beaucoup mais comme dirait Montluc, maréchal d’Henri IV : « Seigneurs et capitaines qui menez les hommes à la mort car la guerre n’est pas autre chose. » Napoléon a été montré dans des caricatures dorloté par le diable, jouant aux cartes et pariant des hommes, vomissant des troupes et des canons. C’est un soldat qui ne connut que la guerre perpétuelle, agrandit un empire qui n’avait aucun sens géographique, se piqua d’évincer Bourbon des trônes d’Europe.
D’aucuns ont fait, mutatis mutandis, un rapprochement avec Adolf Hitler. Bien sûr, le génocide et le racisme biologique au compte de ce dernier limitent sévèrement la comparaison qu’il faudrait, nonobstant ces mises en garde, installer. Tous deux ont été propulsés par une classe sociale bien définie, soucieuse de ses intérêts économiques face à la pagaille de la révolution afin de remplacer, d’une part le Directoire corrompu et, d’autre part, la République de Weimar, molle et agonisante. L’un s’est vu consul, l’autre chancelier, et tous deux le sont devenus à vie. L’un est passé empereur et l’autre, Führer, a pris possession de toutes les institutions. Les deux empires se sont effondrés parce qu’ils reposaient sur la guerre. Pour qu’un empire tienne, il faut substituer la paix économique à la guerre, ce que les Romains avaient compris. Un empire qui n’a que la guerre pour horizon est voué à disparaître vite. Dix ans pour le premier, douze ans pour le second. Ce sont les pays étrangers qui leur ont fait la guerre. La guerre menée en Europe s’est faite contre l’Angleterre. Elle a pu se faire par la mobilisation générale de la jeunesse, soutenue par une formidable démographie. La même soif de pouvoir les a conduits à ouvrir deux fronts, à l’ouest et à l’est de l’Europe. Tous les deux se sont fourvoyés en Russie, subissant l’invincible Général hiver. La Grande Armée a été cassée tandis que la mort de vingt millions de Russes a permis de briser la Wehrmacht. Cet échec russe amorce la mécanique de la défaite et précipite les deux empires. Si la France, politiquement, est morte en 1815, l’Allemagne qui était déjà un fantôme avec Hitler, fantôme d’une morte de 1918, est complètement réduite à zéro et ne s’en est jamais vraiment relevée.
Napoléon a une part de responsabilité dans notre désenchantement. La France a été grandiose puis elle a cessé d’exister après Waterloo. Je suis de ceux qui refont la bataille mille fois par an, ne peuvent accepter la défaite et, devant le film de Scott, n’ont pas pu regarder ce drame sans baisser la tête, de honte, de tristesse. Avec Waterloo, la France est enterrée. On ne m’enlèvera pas à l’idée que la défaite de Waterloo qui signe notre soumission aux puissances étrangères et à celles de l’argent, qui fut suivi d’une restauration en demi-teinte, d’un roi des Français bourgeois, d’un second empire en froufrou et d’une république en bacchantes, rigide et progressiste, a permis le pire de la politique et de ses choix, mais le meilleur de la littérature et l’éclosion d’une étonnante peinture recalée des salons. Waterloo, quand a-t-on été grand ? Sous de Gaule, diront certains, un temps, un peu plus d’une décennie, et encore. Actuellement encore, nous sommes encore plongés dans ce malaise, dans cette mélancolie et cet espoir de grandeur ; nous attendons comme certains attendent le dahu l’Homme qui nous sauvera. Notre formidable paradoxe a été mis au jour à la sortie du film : nous vomissons celui que nous attendons sortir de son tombeau aux Invalides.
Il y a eu le grand film d’Abel Gance avec l’inoubliable Albert Dieudonné ; plus tard, du même auteur, Austerlitz, avec le sérieux et viril Pierre Mondy ; pourquoi diable en France, personne n’est capable de produire et réaliser, avec des moyens conséquents, un vrai film sur l’Empereur, alors que nous laissons l’affaire à ceux qui nous sont hostiles ? J’aimerais savoir.
Nicolas Kinosky
© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 14 décembre 2023.