Soljenitsyne © Wikimedia

Il y a 50 ans : l’archipel du goulag

Fin 1973 était publié à Paris L’Archipel du Goulag, livre majeur qui contribua à révéler l’horreur du totalitarisme communiste. Retour sur cet anniversaire incontournable.

Quatre mois après la mort de Franco, Alexandre Soljenitsyne déclarait à Televisión Española : « Vous, les progressistes, savez-vous ce qu’est une dictature ? Si nous jouissions de la liberté dont vous jouissez, nous serions bouche bée, nous n’avons pas autant de liberté. Nous ignorons ces libertés depuis soixante ans. » Ces déclarations eurent pour effet de déclencher une campagne de diffamation extrêmement violente. Juan Benet, journaliste espagnol le plus influent de son époque, écrivit le 27 mars 1976 : « Je crois fermement que tant qu’il y aura des gens comme Alexandre Soljenitsyne, les camps de concentration continueront et devront continuer à exister. Peut-être devraient-ils être un peu mieux gardés pour que des gens comme Soljenitsyne, tant qu’ils n’ont pas reçu un peu d’éducation, ne puissent pas sortir dans la rue. Mais une fois commise l’erreur de les laisser sortir, rien ne me semble plus hygiénique que les institutions soviétiques (dont je partage souvent les goûts et les opinions sur les écrivains russes subversifs) trouvent le moyen de se débarrasser d’une telle peste. »

La critique intransigeante du communisme et de ses alliés socialo-marxistes était jugée inacceptable. L’écrivain russe avait posé la question fondamentale, véritable tabou historiographique : l’idéologie communiste-marxiste est-elle intrinsèquement mauvaise ? Et il répondait : oui. Pire, il expliquait que le système concentrationnaire soviétique n’était pas le fruit de la seule volonté stalinienne, mais qu’il germait déjà dans les prémices léninistes et marxistes.

En 2008, lors de la mort de l’écrivain russe, les mêmes reprendront l’antienne du « réactionnaire », « professionnel de l’anticommunisme ». Laissant libre cours à sa haine, Jean-Luc Mélenchon dira : « Soljenitsyne était une baderne passéiste absurde et pontifiante, machiste, homophobe, et confit en bigoteries nostalgiques de la grande Russie féodale et croyante. C’était un perroquet utile de la propagande occidentale » (Le Parisien, 7 août 2008). Soljenitsyne, sempiternellement conspué par les esprits tchékistes, est aussi depuis vilipendé par nombre de journalistes et de leaders politiques libéraux et sociaux-démocrates qui ne lui pardonnent pas sa critique de l’Occident décadent dans son Discours de Harvard, Le déclin du courage (1978).

Un destin hors normes

Mais qui était donc vraiment Soljenitsyne et pourquoi L’Archipel du Goulag a-t-il eu autant d’impact en Occident ? Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne est né le 11 décembre 1918 dans une ville du Caucase aux confins de la Russie méridionale. Comme tous les jeunes de sa génération, il a rejoint très tôt les Jeunesses communistes. Sa mère l’avait bien emmené quelquefois à l’église, mais celle-ci n’avait pas tardé à être interdite et fermée. Victime de la propagande communiste, il sera pendant près de vingt ans un socialiste marxiste convaincu. Devenu enseignant dans le secondaire, il est mobilisé en 1941 lorsque l’URSS est envahie par l’Allemagne nazie. Le soldat Soljenitsyne est bientôt nommé officier et décoré de l’ordre de l’Étoile rouge pour sa bravoure dans les combats. Indéfectiblement communiste, il lui faudra expérimenter dans sa chair l’arrestation arbitraire et l’inhumanité des camps de concentration (1945-1953) pour ouvrir enfin les yeux.

Le 9 février 1945, le jeune capitaine est arrêté juste avant la capitulation allemande. La Sûreté militaire a intercepté sa correspondance avec un ami d’enfance, dans laquelle il a eu le malheur de donner son avis à mots couverts sur les orientations politiques de Staline. Jeté dans les geôles de la Loubianka, sinistre centre d’interrogation du KGB à Moscou, Soljenitsyne est condamné le 27 juillet à huit ans de « camp de travail ». Après deux ans d’internement, il est transféré dans une Charachka, prison pour scientifiques, toujours à Moscou. Il commence alors à composer des œuvres clandestinement. En mai 1948, il est expédié dans un camp de travaux forcés au Kazakhstan où il exerce le métier de fondeur puis de maçon. En 1953, il est envoyé en « relégation perpétuelle » dans un village, toujours au Kazakhstan, où il reprend ses activités d’enseignant. Trois ans plus tard, à la faveur de la dé­stalinisation, il est libéré et réhabilité.

En octobre 1962, Soljenitsyne publie Une journée d’Ivan Denissovitch, récit d’un simple et humble détenu, Choukhov, matricule CH-854, dans un camp de concentration. Cette œuvre, qui paraît dans la revue littéraire officielle Novy Mir, connaît un énorme succès. Pour la première fois, une œuvre littéraire dénonce les crimes du stalinisme. Ce livre sert les luttes internes du Parti communiste, mais, plus important, il libère la parole des intellectuels russes pour la première fois.

Très vite, Soljenitsyne se voit contraint de poursuivre son travail de façon clandestine. Peu à peu, il développe une critique plus radicale du régime. Il veut réveiller les consciences, défendre la dignité de l’homme, rappeler l’importance des réalités spirituelles, affirmer sans ambages la primauté de Dieu. Le bonheur individuel ne saurait, dit-il, être le critère ultime de toute morale. Dès octobre 1964, Soljenitsyne commence la composition de son œuvre la plus explosive : L’Archipel du Goulag, 1918-1956, Essai d’investigation littéraire.

Son travail est organisé en secret avec l’appui d’un réseau clandestin d’amis très proches. Pendant des années, Soljenitsyne défie les autorités communistes. Dans sa lettre à l’Union des écrivains (1967), il dénonce la censure et les persécutions dont font l’objet les intellectuels comme lui. En réponse, tous les moyens sont bons pour étouffer sa voix. En 1968, c’est à l’étranger qu’il publie Le Premier cercle et Le Pavillon des cancéreux. Simultanément, il parvient à accorder quelques interviews à la presse internationale. En 1970, il reçoit le prix Nobel de littérature. Il devient alors de plus en plus difficile de le faire taire. Le 30 août 1973, une amie dactylographe est retrouvée pendue chez elle après avoir été torturée par le KGB auquel elle a livré la cachette d’un exemplaire du manuscrit de L’Archipel. Sans plus tarder, Soljenitsyne demande à un ami étranger de publier l’ouvrage dès que possible en Occident. Photographié, microfilmé, transporté en cachette de ville en ville, le manuscrit finit par passer à l’Ouest. Le premier tome paraîtra en russe aux éditions YMCA-Press de Paris le 28 décembre 1973, les deux autres tomes suivront. Ils seront traduits dans toutes les grandes langues. Pas moins de 10 millions d’exemplaires seront vendus dans le monde.

On peut affirmer que cet ouvrage, qui dissèque magistralement la mécanique de la répression soviétique, a puissamment contribué à changer le cours de l’histoire. À lui seul, il est une révolution. Très critique à l’égard du système communiste, l’écrivain russe ne l’est pas moins de l’Occident qu’il juge lâche et matérialiste. À la stupeur et l’irritation de beaucoup, il n’a pas peur de porter la contradiction aux prétendues élites d’Europe et d’Amérique. Visionnaire, il met en garde les États occidentaux qui croient pouvoir imposer leur modèle au monde entier : ils risquent, dit-il, d’engendrer de violentes oppositions s’ils ne respectent pas l’autonomie des autres cultures.

L’enracinement russe et orthodoxe

L’attachement à la « mère patrie », à l’identité du peuple russe et à la religion orthodoxe est une constante chez Soljenitsyne. Chrétien de conviction, il écrit dans L’Archipel : « Peu à peu, j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. » C’est la raison pour laquelle il défend avec fougue les « humiliés » qui pâtissent de la libéralisation sauvage menée par le président Eltsine, et qu’il dénonce « l’État pirate qui se cache sous une bannière démocratique ».

Les circonstances des divers pays occidentaux ont sensiblement changé à la veille de la publication de L’Archipel. Passablement désenchantés par les expériences du socialisme-marxiste, les intellectuels occidentaux semblent ressentir un mélange de culpabilité et d’admiration devant Soljenitsyne qui a risqué sa vie et celle de ses proches au nom de la vérité. Par ailleurs, devant l’audience populaire de l’écrivain russe, il leur est difficile de ne pas relativiser leurs certitudes historiques et de ne pas réviser leur rapport au pouvoir politique et à la liberté d’expression. L’ouvrage de Soljenitsyne participe clairement à la démolition du « catéchisme révolutionnaire communiste », et, pour beaucoup d’opportunistes, il est grand temps de prendre le train en marche.

À l’occasion du cinquantième anniversaire de la publication de L’Archipel du Goulag, souvenons-nous de ces quelques mots émouvants et sévères prononcés un jour par son auteur : « Vous avez oublié le sens de la liberté… elle est indissociable de sa finalité, qui est précisément l’exaltation de l’homme. C’était la fonction de la liberté de rendre possible l’émergence des valeurs. La liberté conduit à la vertu et à l’héroïsme. Vous l’avez oublié, le temps a corrodé votre notion de liberté car la liberté que vous avez n’est qu’une caricature de la grande liberté ; une liberté sans obligation et sans responsabilité qui conduit, tout au plus, à la jouissance des biens. Personne n’est prêt à mourir pour elle… Vous n’êtes pas capables de vous sacrifier pour ce fantôme de liberté, tout simplement, vous vous compromettez. »

Alain Couartou

  • Signalons l’opportune publication de L’Archipel du Goulag, cinquante ans après : 1973-2023, dirigé par Georges Nivat, Fayard, 2023, 336 pages, 30 €, qui offre des extraits bien choisis de ce maître-livre, présentés par l’excellent connaisseur de Soljenitsyne qu’est Georges Nivat.

© LA NEF n° 365 Janvier 2024