P. Servais Théodore Pinckaers, o.p. © Wikimedia

Le développement moral

La conscience morale diffère de la conscience psychologique. La première dit en effet un rapport au bien et au mal, la seconde un rapport à soi et au monde. Or il semble bien que des êtres profondément immoraux puissent avoir une conscience psychologique supérieurement développée qui leur permet notamment de manipuler des victimes. Mais d’autre part, il est incontestable que la conscience morale suppose la conscience psychologique : les propos et les actes d’un enfant n’ayant pas atteint l’âge de raison ou d’un vieillard atteint de la maladie d’Alzheimer ne peuvent pas se juger de la même manière que ceux d’une personne en plein usage de ses moyens mentaux.

Le psychologue suisse Jean Piaget a été un pionnier de l’étude du développement de l’enfant. Dans le Jugement moral chez l’enfant (1932), il décrit un passage de l’hétéronomie à l’autonomie à l’âge de dix ans. Dans son sillage Lawrence Kohlberg, à ces deux premiers stades, en ajoute quatre autres. Au départ (1) la règle est perçue comme obligatoire et conforme à l’intérêt personnel d’éviter une punition, puis elle est perçue comme utile pour une vie paisible dans un groupe (2). Après ces deux stades dits préconventionnels la règle se présente comme une convention locale (3) puis comme un contrat social (4) ; ce sont les stades dits conventionnels. Dans les deux derniers stades dits postconventionnels on consent à déroger à la convention en raison de l’utilité et d’un bien supérieur (5) ou d’un impératif catégorique (6). La première idée de cette gradation est que, quelles que soient la personne, la société et la culture, le développement moral s’effectue pour tous les individus selon l’ordre de ces stades, tous franchissant le deuxième stade mais quelques-uns seulement atteignant le sixième. La deuxième idée est qu’il existe, parmi la diversité des systèmes éthiques, une gradation analogue : il y aurait ainsi des éthiques infantiles dominées par l’obéissance à la loi, des éthiques adolescentes caractérisées par le fait d’être partie prenante de la convention liant les membres d’un groupe ou d’une société, et enfin des éthiques matures incarnées par l’utilitarisme et ultimement le kantisme.

Limite de la morale kantienne

On touche ici du doigt l’un des points faibles de ce schéma. Certes la morale kantienne n’est pas sans grandeur lorsqu’elle proclame qu’aucune personne humaine ne doit être traitée comme un moyen mais doit toujours être respectée comme une fin, mais le P. Servais Pinckaers, op, a décrit les systèmes moraux comme relevant de deux grands types : une morale du bonheur et des vertus (représentée notamment par Aristote et saint Thomas d’Aquin) et une morale du devoir et de l’obligation (avec les figures emblématiques d’Ockham et de Kant), deux perspectives que le philosophe Paul Ricœur s’est employé à concilier et synthétiser. Le renouveau de la morale du bonheur et des vertus, et d’une liberté non pas d’indifférence mais de qualité, prônée par le P. Pinckaers dans une perspective essentiellement théologique, a trouvé chez un philosophe comme Alasdair McIntyre un ardent promoteur. Le fait de placer le kantisme au faîte de la gradation des systèmes éthiques peut donc être légitimement interrogé.

Un deuxième point contestable du schéma de Piaget-Kohlberg est de trop pousser l’analogie entre le développement psychologique et le développement moral. Le premier est linéaire : ce qui est acquis par la conscience psychologique lui demeure tant qu’elle ne connaît pas d’altération dans son exercice ; le deuxième n’est pas l’histoire d’un progrès continu : la vie morale est faite d’avancées et de reculs, de chutes et de relèvements.

On a reproché aussi à ce schéma de mettre à l’écart de la morale les émotions. Enfin, une collaboratrice de Kohlberg, Carol Gilligan, a opposé à son approche masculine centrée sur la justice une approche féminine centrée sur la sollicitude.

Malgré les réserves et objections que suscitent les théories du développement moral, on peut en retenir, comme Platon l’avait d’ailleurs déjà fait valoir, un parallélisme entre psychologie individuelle et psychologie collective, cela valant non seulement du développement cognitif mais aussi du développement moral. Autrement dit, de même qu’il existe une gradation du sens moral des personnes, il existe une gradation des systèmes moraux. Mais l’école de Piaget-Kohlberg, en résumant la morale au rapport à une règle, a manqué la prise en compte de cette autre morale, de cette meilleure morale : l’accomplissement de soi dans l’amour filial.

Père Luc-Thomas Somme, op
recteur émérite de l’institut catholique de Toulouse

Pour aller plus loin :

  • J. Piaget, Le Jugement moral chez l’enfant, Alcan, 1932 (PUF, 2019, 7ème édition).
  • L. Kohlberg, Essays on moral development, Harper and Row, 1984.
  • C. Gilligan, Une si grande différence, Flammarion, 1986.
  • S. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, Cerf, rééd. 2012.

© LA NEF n°331 Décembre 2020, mis en ligne le 27 décembre 2023