Raymond Radiguet © Wikimedia

Radiguet ou l’Immoraliste

Radiguet (1903-1923) est mort il y a cent ans. Le jeune homme mort à vingt ans aura éternellement vingt ans. Sa vie est un morceau de Poulenc, une variation de Satie grinçante d’ironie, une esquisse de Koechlin brumeuse emplie de mystère. Tout chez lui est dans le bref et l’à-peu-près. Lycéen doué converti à l’école buissonnière, journaliste à ses heures, poète apprécié du Paris lettré, il est familier de Montparnasse où l’on croise toute sorte de furieux qui flambent leur vie et se consument dans l’alcool. Il est la coqueluche de Max Jacob, Paul Morand, Modigliani. Il publie ici et là. Il vivote. Ambidextre, il connaît une aventure affective avec Jean Cocteau et passe des duchesses aux divans, dans les bras des femmes. Il a vingt ans quand sort son fameux roman Le Diable au corps. Succès critique et littéraire. Il décède un peu plus tard de la fièvre typhoïde après un séjour à Arcachon. Sort l’année d’après son autre roman, Le Bal du comte d’Orgel. Une édition récente chez Grasset rassemble ses poèmes, ses contes, ses nouvelles, ses romans, tout ce qui a pu être écrit par l’auteur comme d’autres balayent la poussière dans les coins et sous le tapis.

Le jeune Raymond n’a pas attendu sa mort pour devenir l’étoile filante des lettres françaises. Le portrait que font ses amis de lui est décisif : jeune homme mince se promenant dans un manteau de fourrure trop grand, le monocle à l’œil, une canne en bois de macassar à la main, les doigts gantés de cuir beurre frais ; il est ce dilettante qui n’a pas compris que Brummel était mort depuis une génération, et qu’il était dépassé tout en se croyant à la page. Un page retourné, en somme. Il était un palais de cristal noyé d’alcool, un caractère de feu dans une camisole en peau de jeune homme, une figure fluide et enfumée qui échappe. Flemmard, il avait l’esprit « d’un sage chinois et d’un écolier turbulent ». Radiguet est l’une des dernières apparitions romantiques de l’écrivain jeune et génial, tantôt Icare fauché en plein vol, tantôt bolide à 200 à l’heure sur une petite route de campagne. Cette légende romantique doit tout à Bernard Grasset son éditeur et à Cocteau, le mentor de ce dernier.

Le Diable au corps : un succès capital

Dans l’année 1923, le succès du Diable au corps est capital pour trois raisons.

Il s’agit tout d’abord d’un véritable coup littéraire. Que ce roman fût écrit par un jeune homme à peine majeur, commencé à dix-sept ans, devient un argument marketing évident. Dans les premières pages, le narrateur confie que la guerre a été « pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances ». À côté du dur Croix de bois de Dorgelès, ce livre annonçait un succès de librairie par son parfum de scandale.

Le critique littéraire Daniel Leuwers, dans un commentaire du Diable au corps, explique que la dernière version du roman comporte quatre écritures différentes. On sait que Bernard Grasset a demandé à Radiguet de s’y prendre à quatre reprises sur certaines parties du roman et que Cocteau a enfermé le jeune homme dans une villa à Arcachon pour bucher sur son ouvrage. Peut-on alors envisager que Radiguet a été chaperonné par ces vieux pairs pour achever son roman et que sa qualité dépendrait plutôt d’un travail à plusieurs mains ? Est-il permis d’imaginer son génie précoce réduit par les interventions de ces mains baladeuses sur le papier ? Faut-il même pousser la provocation au point de croire que Radiguet n’a été qu’un prête-nom à un formidable complot littéraire ? C’est possible sans que cela ne soit certain. À la sortie du Bal du comte d’Orgel, les critiques ont jugé qu’il était un « très bon Cocteau ». Allez savoir pourquoi.

Jean Cocteau lui-même est l’adversaire de Breton. Ce dernier et Soupault n’hésitent pas à le maraver à la sortie des cinémas. Ils se disputent la première place dans l’avant-garde littéraire. Cocteau rejoint le Groupe des Six, et participe à une aventure musicale, filmique et poétique, dissociée de l’entreprise des surréalistes qui est un programme avant tout esthético-politique. À l’inverse de Breton qui le jugeait ringard, Cocteau et de ceux qui veulent sauver le roman. Ce sera le cas d’Aragon lui-même dont le divorce avec le parti est consommé avec Anicet ou le panorama. Les deux écuries s’affrontent, dans celle de Breton, Joseph Delteil avec Sur le fleuve Amour ; dans celle de Cocteau, Radiguet lui-même. La prétendue victoire de ce dernier marque une bataille remportée par Cocteau dans l’avant-garde littéraire à l’aune du Manifeste du surréalisme qui sortira en 1924.

Radiguet pour écrire son premier roman, s’est inspiré de sa propre vie et de sa relation, à quatorze ans avec une jeune femme. Pour le Bal du comte d’Orgel, il s’est souvenu de sa relation avortée avec l’artiste Valentine Hugo. Les épisodes fugaces de sa vie ont été le réservoir à des romans d’amour et de haine tragiques, combinant par le vrai de la vie le mensonge romanesque, cher à Aragon. Des thèmes semblables sont traités par l’auteur : l’amusement de la guerre, l’infidélité, le sarcasme général du monde bourgeois. Alors que François de Séryeuse convoite la femme du comte Anne d’Orgel, ce dernier ne peut y croire, considérant ces aveux d’infidélités comme des balivernes et des sornettes. Jeu de dupes, triangle amoureux à l’intrigue homosexuelle possible, font éclater la morale de la sainte famille dont Gide disait fameusement qu’il la haïssait.

Le rôle décisif d’André Gide

On ne comprend pas l’entreprise de Radiguet si l’on ne mesure pas justement le rôle décisif d’André Gide pour cette génération d’écrivains. Pour s’en convaincre, il faut lire ce que le narrateur des Deux étendards de Lucien Rebatet dit de son siècle, au chapitre deuxième : « Gide : dix aussi. Parce qu’il est, quant à la morale, le grand libérateur. Parce qu’il a pu révolutionner sans cesser d’être un artiste du plus pur classicisme. Il nous a enseigné à ne pas nous mentir, nous qui en avions tant besoin, puisque nous avons subi l’éducation cléricale. »

Trois œuvres retiennent ici notre attention. L’Immoraliste, (1902), tout d’abord, traite de l’évocation de l’homosexualité au contact des jeunes Yaouleds algériens. Le narrateur prend conscience de la vitalité de son physique et de sa jouissance au point de délaisser sa femme qui, épuisée suite à une fausse couche, le suit de la Suisse jusqu’en Algérie et y meurt dans une sorte d’indifférence de celui-là vautré dans les voluptés et les extases. Les Caves du Vatican (1914), ensuite. La dernière partie du roman est fameuse car Lafcadio Wluiki, vivant sans foi ni loi, est hanté par l’acte gratuit qui consiste en une indécision dans l’action : faire le mal ou le bien. Lafcadio, en quête d’aventure, veut commettre « un crime sans motif » et tente de faire tomber du train un autre homme. Le crime ne heurte pas le roumain qui semble philosophe devant cette expérience. Et enfin, la Symphonie pastorale (1919). Un pasteur recueille une jeune fille aveugle. Il lui donne une éducation tout en concevant pour elle des sentiments. Gertrude recouvrant la vue finit par voir ce que le pasteur lui avait caché : le bien et le mal qui réside dans ce monde.

Goût pour le scandale, défi de la morale, absence du péché, exaltation sensuelle sur l’âme et goût complice pour la perversité, participent dans l’œuvre à la mécanique de l’immoralité. L’œuvre se situe par-delà le bien et le mal comme si ces catégories étaient confondues, leur frontière effacée, le sentiment du péché éteint. Tout sujet est digne d’un roman, même le plus scabreux. Son auteur est libre d’écrire les choses les plus laides ou les plus viles, quitte à se compromettre tout entier tant qu’il y a Littérature, avec un grand L. Littérature über alles. Voilà le parti pris de Gide. 

L’influence de Gide sur Radiguet se sent à la fois dans la forme classique de son roman, le Diable au corps, et dans l’immoralité de son univers. Le grand roman de ce jeune écrivain est d’un classicisme à décontenancer : fluidité des phrases, concordances à l’imparfait du subjonctif des plus succulentes, dépouillement, refus des fioritures ; on sent le goût très sûr de l’auteur pour la prose classique des aphorismes et celle des auteurs du XVIIe siècle. Quelque peu aigre, à peine, Joseph Delteil fera cette confidence : « cette vieille loque de l’académisme que nous avions si gaillardement houspillée, foulée aux pieds, portée en grande pompe en terre, voilà que ce diable de blanc-bec tout à coup la ressuscitait, la ramenait en scène sous les espèces du classicisme le plus frais et le plus pétulant, beau comme un éclair de chaleur. »

L’immoralité réside dans le monde évoqué par l’auteur, et quel monde ! Inquiétant, sans espérance, sombre, où les relations humaines sont soumises aux calculs et à la manipulation, où les sentiments sont perdus, les joies lissées, le bien évacué, le mal incompris, la morale obsolète. C’est un portrait de la société que fait Radiguet étrange et terrible. Le ton est juste, les corps figurés, une certaine harmonie achève le roman et clôt un monde infect. On a l’impression d’une belle toile ou d’une belle photographie dont les détails monstrueux finiraient par déformer l’image et la rendre hideuse. Tout dans ce roman est affreux et porte les germes d’une sorte de décadence lente et permissive à une époque meurtrie par la guerre qui a détruit les corps et les âmes, hantée par le productivisme et la machinisation, la mort de Dieu et son grand remplacement par le capitalisme, le recul net de la religion. La haine des valeurs bourgeoises canalise tout rapport avec le mal et le péché, au point de prendre l’exact contre-pied des vertus : l’indifférence, la jouissance, la manigance. Le narrateur du roman sent bien que la vérité ne peut se confondre avec l’ordre petit-bourgeois et, troublant les frontières précises du bien et du mal, amalgame le bien et le vrai avec le mal et le mensonge. Cette confusion est celle du diable, finalement visible et invisible dans cette œuvre qui n’est qu’un reflet de l’époque où le monde du capital s’est substitué au monde traditionnel.

La liberté de choisir le Bien soutient la possibilité du péché ; la disparition du Bien, mort avec Dieu, le rend inconnu. La liberté en Dieu n’a plus de sens devant une mauvaise idée du surhomme conçu comme celui qui redécouvre la puissance de son corps, la possession de ses sens, le vertige de son plaisir. C’est l’Immoraliste, devenu un archétype de cette période.

Le narrateur du roman de Radiguet, âgé de seize ans, séduit une jeune fille de dix-huit, fiancée à un jeune homme engagé sur le front de la guerre. Il la séduit par provocation et défi, brûle pour elle d’une passion sexuelle dévorante. Cette histoire d’adultère alimente le scandale, aggrave la fureur des sentiments, et contraste avec l’innocence du narrateur. La mort programmée de la jeune Marthe enceinte ne provoque pas la moindre affliction.

Le narrateur est un jeune homme, trop jeune pour combattre à la guerre, trop jeune pour travailler. C’est un innocent nocent. Sa nuisance est maladive. Il conduit une jeune femme à l’adultère, et la pousse sur la pente glissante du péché, du péché grave et mortel. Marthe la virginale, toute bonne dans ses dentelles, est conduite dans la géhenne de feu au son silencieux d’une plainte muette d’un Dies Irae qui n’existe plus. Le narrateur ne semble pas être ébranlé par la culpabilité dans sa liaison avec Marthe. Cette tentation du mal et cette satisfaction à ne pas s’en détacher, se trouvent dans une petite nouvelle de Radiguet, Denise, qui met en scène un voyeur. N’arrivant pas physiquement à posséder une jeune fille, il charge un berger de la déflorer tandis qu’il assistera en cachette à la scène.

Ce trouble de l’âge d’homme se déploie dans la façon dont le narrateur se prend pour le tout-puissant père de Marthe mais raisonne comme un enfant, ce qui renforce la perversité dans le roman. Le narrateur apprend qu’il est père et refuse de le croire. Il n’assume rien : « j’eusse voulu paraître heureux de cette nouvelle. Mais d’abord elle me stupéfia. N’ayant jamais pensé que je pouvais devenir responsable de quoi que ce fût, je l’étais du pire […] hélas, Marthe n’était plus ma maîtresse, mais une mère ! » Cette nuisance de l’enfance se trouve également dans les Enfants terribles de Cocteau (1929). Elizabeth et Paul, « faits pour l’enfance », usent de drogues, font de leur chambre le lieu des plus folles expériences. Paul amoureux d’Agathe « catalogua l’orpheline parmi les choses agréables ». Les parents des protagonistes meurent dans une sorte d’indifférence générale laissée à la seule légèreté de leurs progénitures. Cet intérêt pour la jeunesse capricieuse et licencieuse annonce celle des années 60, consumériste et dégénérée, qui fournira nos propres boomers.

C’est l’égoïsme du narrateur qui triomphe, un égoïsme qui se concentre sur la sensation physique de l’amour comme dans l’Immoraliste et qui conduit à la mort de Marthe comme celle de Marceline. Il fait faire à Marthe tout ce qu’il désire dans l’ordre de l’intime et devient le diabolique maître de la situation. Marthe, au gré d’un périple épuisant, « comprit tout », à savoir que cette aventure peccamineuse l’emmènerait à la mort. Elle sacrifie tout au narrateur, devenue mère, Marthe fait le sacrifice quasi maternel de sa vie au narrateur.

De cet univers, la seule qui peut être vraiment rachetée est la bonne des Maréchaud qui met fin à ses jours dans un suicide spectaculaire. Chose épatante, notre société n’aurait certainement pas la moindre difficulté à penser que cette histoire n’est en rien sulfureuse à l’heure du polyamour.

Certains peuvent expliquer que la création artistique consiste à aller « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau », comme l’écrivait Baudelaire à la toute fin de « Voyage » dans les Fleurs du mal. Il est certain qu’un art digne d’une avant-garde sérieuse fait lutter l’innovation et le progrès avec la tradition, et qu’un roman doit être le terrain pour cartographier le mal ou une table pour disséquer les recoins de l’âme humaine. Une œuvre n’est pas l’étendard de la moralité. Sur cela ne discutons pas. Le problème n’est pas tant ce qu’un écrivain a le droit d’écrire ou non ou si son œuvre est validée par un cahier des charges des vertus. Le problème réside dans l’idée qu’une certaine littérature moderne entretient une complicité fâcheuse entre la création et le créateur, que ce dernier se sert d’elle comme d’un alibi à toutes ses passions et ses pulsions, se rassurant d’être M. le mondain et le maudit en même temps, refusant d’être responsable de quoi que ce soit, et que le lecteur, friand d’obscénités, voyeuriste comme un petit-bourgeois, glisse dans la complaisance avec le mal. La littérature n’est pas neutre. Chacun s’arrête sur ce qu’il mange : on devrait faire pareil avec ce qu’on lit. Il y a une diététique de la littérature. Comme on ne sert pas une basket sur une assiette ou un pastis au Petrol Hahn, il y a des livres qui, écrits dans l’encre la plus noire de la belladone, sont toxiques. Le remède est un poison, ce qui guérit est ce qui tue ; la littérature soulage autant que, si l’on la mésuse et la consomme sans discernement, elle désespère.

Dans Journal d’un fasciste, Lucien Rebatet montrait que Mai 68 n’était pas une révolution mais l’aboutissement d’une longue décadence qui s’illustre par un croupissement de la morale, l’éclatement de la famille, le recul de Dieu, la perte des valeurs dont Nietzsche déjà avait tout dit. Cette permissivité fait frémir Aliocha Karamazov lui-même. Nos prophètes modernes, à la fin du XIXe siècle, nous avaient prévenus. Cette société plus abîmée encore qu’à leur époque se voit déformée dans le miroir de cette littérature – art de l’esprit du moment – marquée par la perte du sens, l’horizon bouché sans espérance et la culture de mort. L’immoraliste l’illustre ; dans sa descendance Bataille, fils de Sade, comme certains sont fils de prostituée, les Duvert, les Matzneff, les Thieuloy, j’en passe et des meilleurs, sous l’air libérale-libertaire, et le roi Cohn Bendit triomphe. On a la littérature qu’on mérite.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 27 décembre 2023, exclusivité internet