Milei en 2022 ©Wikimedia

Argentine : un président iconoclaste

Javier Milei a été élu président de l’Argentine le 10 décembre 2023. Point de vue sur cette élection.

La récente élection de Javier Milei, large et inattendue, a aussitôt déclenché les cris d’orfraie de la presse internationale. Pourquoi ? Comment comprendre l’ascension fulgurante de cet homme parvenu presque seul au pouvoir ? Que peut-on en attendre ?

Déchiffrer le phénomène Milei, c’est avant tout comprendre la profondeur de la crise argentine. La crise économique qui, sauf faibles éclaircies, perdure depuis des décennies (l’Argentine a été neuf fois en défaut de paiement !) a pris avec la mandature sortante un tour dramatique : près de 50 % de la population vit dans la pauvreté, l’inflation galope (plus de 20 % attendus pour le seul mois de décembre), la dette est énorme : le pays vit au bord de l’abîme. La crise est également politique : corruption agressive (la vice-présidente sortante et ancienne présidente condamnée en première instance à 6 ans de prison en est l’emblème), syndicats quasi-mafieux gérant pour leur plus grand profit la régression sociale, développement du narcotrafic, administration tentaculaire et inefficace, rares alternances politiques ne résolvant rien.

Le constat est accablant : l’Argentine, grande puissance économique au début du XXe siècle, glisse, de facto, sur la voie… du sous-développement. Pour un pays aux ressources naturelles immenses, aux élites cultivées, dont la population avait un niveau d’éducation élevé, la chute est impressionnante ! Terre d’immigration par excellence, l’Argentine voit désormais le meilleur de sa jeunesse s’exiler, faute de perspectives locales. Autre exemple illustrant cette décadence : en juin, le président réouvrait le dernier tronçon du train reliant Buenos Aires à Palmira, dans les Andes : le voyage dure 28 heures, soit 10 heures de plus que pour le même trajet… en 1885 !

La campagne de Milei a reposé sur 3 piliers : rejet de la « casta » avec ses insupportables compromissions et analyse sans tabou ni concession de la réalité du pays, ce qui a conforté son image d’homme honnête ; refondation d’un pacte social autour d’une logique très libérale ; volonté de substituer le dollar au peso afin de terrasser, une fois pour toutes, l’inflation. On comprend que cette perspective (réaliste ?) d’une monnaie enfin stable ait séduit nombre d’Argentins, notamment les jeunes. Le tout était enveloppé dans un discours mélangeant analyses économiques pointues (Milei est un économiste brillant), images chocs frappant les imaginations (la tronçonneuse, symbole des coupes dans les dépenses) et outrances verbales peu dignes d’un candidat à la fonction présidentielle. Celles-ci lui ont valu d’abondantes critiques. Pourtant, ne retenir que cet aspect du personnage, c’est surfer sur l’écume des mots sans aller à l’essentiel, à ce qui a fait mouche dans l’électorat : l’espoir que quelqu’un « renverse enfin la table » et en termine avec une démagogie insupportable représentée par son adversaire, le ministre de l’Économie sortant.

Un souffle libérateur ?

Les Argentins ont-ils pour autant souscrit à toutes les idées de celui qui se revendique, sauf pour la défense de la vie, libéral-libertaire ? Certainement pas. D’autant que nombre d’entre elles, très théoriques, semblent difficilement applicables (la suppression de la Banque Centrale par exemple) et qu’un libéralisme pur et dur ne saurait être la solution à tous les maux d’une société. Mais cette grande bouffée de libertés en tous genres proposée par Milei, dans un pays corseté par un État étouffant (l’Argentine a 17 taux de change !), leur est apparue salvatrice.

Peut-il réussir son pari très audacieux entamé il y a deux ans avec, pour presque unique appui, le seul autre député de sa formation, l’avocate Victoria Villarruel, devenue vice-présidente ? Tout ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que la composition de son gouvernement (une équipe resserrée de professionnels reconnus aux sensibilités diverses) et les premières mesures économiques font preuve d’un réel pragmatisme et qu’il a clairement fixé le cap. Mais qu’adviendra-t-il quand les inévitables tempêtes politiques et sociales à venir secoueront fortement la barque gouvernementale ? Les Chambres apporteront-elles leur appui politique ? La résilience de la société argentine sera-t-elle au rendez-vous ? Sa personnalité particulièrement disruptive – mise en évidence par la campagne – lui permettra-t-elle de tenir la barre avec la fermeté et la lucidité nécessaires ? Ces questions sont sur toutes les lèvres en Argentine.

Mais, pour l’avoir vécue sur place, il est indéniable que l’élection de Milei a fait surgir, dans la douceur du printemps austral, un souffle nouveau et libérateur suscitant l’espoir.

Hubert de Saizieu

© LA NEF n° 365 janvier 2024