Delors en 1993 ©Wikimedia

Delors et Schäuble, serviteurs de l’Europe fantôme

A la fin de l’année 2023, deux figures connues en Union européenne ont quitté ce bas monde :  Jacques Delors et Wolfgang Schäuble. Ces morts arrivent non sans ironie à un moment de grande défiance et de crise vis-à-vis de cette institution. Le premier a œuvré à son expansion contre les nations et la France, le second a été son argentier, exerçant une hostilité sans relâche contre ce même pays. Puisqu’aux morts il faut dire la vérité, un bilan de leurs méfaits s’impose. Jacques Delors aura été l’homme de l’Europe. Humaniste par valeur, catholique social, encarté à la CFTC, il rêvait d’une Europe de la paix, de la paix perpétuelle ; de pays sans frontières, mus par le seul élan de la Fraternité ; de peuples dont le nationalisme, la bête immonde, aura été exorcisé ; tout ce qui fait la solidarité, le partage, l’ouverture contre le repli. L’Europe, cet agir en commun ; l’Europe, cette volonté ; l’Europe, ce rempart de la paix contre la guerre ; l’Europe, le bien contre le mal. Ces idées dont on jugera facilement qu’elles sont faibles et frelatées ont un contexte, celui de l’après-guerre et de la menace soviétique. L’horreur de la guerre ou l’effroi de la dictature ont sans doute perdu de leur concret dans nos consciences. C’est ce réel traumatisme du XXe siècle qui explique des orientations intellectuelles, morales ou idéologiques en faveur de pareilles idées chez nombre d’homme de cette génération. Si donc ces idées ont des circonstances atténuantes, il n’en demeure pas moins qu’elles ont été toutefois mauvaises et nuisibles.

Jacques Delors n’aura jamais été un élu mais un coopté. Ministre de l’économie de 1981 à 1983, c’est lui qui influence Mitterrand et l’encourage à l’ouverture sur l’Europe, convertit le grand projet socialiste et généreux, dans un tournant libéral, à l’économie de marché. Il a été de ces socialistes qui ont rompu avec les classes populaires, prêt à les sacrifier pour l’idéal. Recalé sur les marches de Matignon, il devient à partir de 1985 président de la Commission européenne pendant dix années. De ces méfaits, il y a de quoi laisser pantois : mise en place de l’Acte unique européen et du marché européen ; instauration de la monnaie unique ; expansion de l’espace Schengen ; création de la Politique agricole commune ; et surtout, cerise sur la Schwarzwald, création du traité de Maastricht. On est à la fois surpris par ce palmarès au service l’Empire et par cette capacité constante à avoir œuvré à la disparition des nations. Promis à un avenir national lors de l’élection présidentielle de 1995, acculé, il se retire et jette l’éponge. Jacques Delors, reconnu comme un géant auprès de l’intelligentsia, considéré comme un favori par les médias, comme l’ont été les Balladur et les Juppé, a été de ces hommes politiques qui ont suscité soit l’indifférence ou l’inimitié de l’opinion des Français.

Jacques Delors apparait dans les affaires comme celui qui n’est responsable de rien et encore moins coupable ; motivé seulement par une sorte de pureté des idées et un idéal quasiment naïf. Problème : une idée est vraie ou fausse et non généreuse. Elle a, ensuite, une application dans le réel. Ce technocrate a participé à un grand mal en gardant des gants blancs. Sous ses airs de vieux sage, on ne lui prêterait pas de mauvaises attentions sinon un grand sens du contre-sens dans l’avenir des nations.

En tant que souverainiste, j’estime que le rôle de Jacques Delors dans l’histoire de France aura été néfaste. Il s’est trompé sur tout ! Le franc fort, l’euro, le libre-échange, le fédéralisme et Schengen. Il est l’icône sans consistance de cette haute-bourgeoisie catholique qui n’a nullement besoin des Allemands, des Américains ou des Martiens pour trahir la France. Leur logique économique est assez simple : ils préfèrent être actionnaire à 5% d’un gros conglomérat financier supranational qu’actionnaire à 100% d’une industrie franco-française. Le reste n’est que littérature. Ils habitent en France mais leurs affaires ne sont plus en France. Nous y avons perdu notre industrie, notre monnaie et notre souveraineté et les classes populaires sacrifiées ont connu le grand déclassement dans le tournant des années 2000 mais, toujours, au nom de la pureté de leurs idées, leur bilan est globalement positif et leur conscience tranquille.

Je crois tout d’abord que l’œuvre de Delors résulte d’un sombre amalgame entre ce qu’a été l’Europe, au sens où l’ont entendu Valéry et Zweig, et l’Union européenne. Ces deux notions sont largement dissociables. Cet amalgame nous fait croire que l’Europe, riche des nations, helléno-chrétienne, association intelligente de logos et de caritas, faisant une civilisation autour de l’idée de religion sur les fondements d’un empire romain, ne pouvait demeurer sans une structure économique et l’établissement d’une nouvelle agora politique supranationale. L’Union européenne est le fruit d’une résignation simple : les nations sont obsolètes, elles n’ont plus de sens et appartiennent au passé. C’est exactement ce que l’on trouve chez un contemporain de Delors, Jacques Servan Schreiber, dans Le Défi américain. Ce projet politique a été mâtiné de moraline pour le justifier, soit par malice, soit par idiotie. Il a donc été ainsi: un empire européen, grand rêve hitlérien de l’espace vital contre le bolchévisme soutenu par l’espérance fasciste selon le bon mot de Rebatet dans une tribune en 1945. Il est étonnant donc que les catholiques sociaux, promulguant la sociale démocratie, l’art du compromis en tout point, l’ouverture et l’application de vertus dans le domaine du politique, aient été les alliés idéologiques de leurs adversaires. Ces européistes-là ont expliqué que l’Union européenne était la solution à tous les vices et les problèmes que les nations engendrent, en oubliant au passage que le nazisme est un problème strictement allemand. Ils ne peuvent saisir, les hommes de cette génération, qui fantasmaient l’Amérique de Kennedy, que les nations font des peuples libres, heureux et prospères dans des états libres et de droit parce que la souveraineté y est exercée.

Il est presque drôle d’entendre les grands ayatollahs européistes expliquer que l’Union européenne protège des Américains alors même qu’elle a été créée par eux. Il ne s’agit point d’être complotiste pour l’entendre. L’intervention des Américains en Europe résulte de leur opposition à l’URSS. L’Europe d’après-guerre reste au centre d’enjeux géopolitiques. Pour limiter la progression du soviétisme, les Américains s’établissent dans sa partie ouest, y laissent des casernes, injectent de l’argent dans l’économie, soutiennent la reconstruction des villes, diffusent leur culture de masse en séduisant la jeunesse, les yéyés de l’époque, nos boomers actuels. Ils voient dans l’Europe la base arrière de leur économie avec comme pivot principal l’Allemagne, celle des Helmut, Schmidt et Kohl. Cette Allemagne au centre du fonctionnement de l’Union européenne, vassale des Etats-Unis, a été perçue comme l’ennemie par Jacques Chirac qui dans l’Appel de Cochin en 1978 dénonçait « l’axe américano-germanique », œuvrant contre les intérêts de la France et l’UDF de VGE à la solde de l’« étranger. »

S’il a été l’artisan de l’Europe, Jacques Delors aura été surtout l’homme de l’Allemagne contre la France. Delors a cru qu’imposer une loi économique en Europe permettrait de substituer l’économie à la guerre et de pacifier le nouvel empire européen. Il en a résulté plutôt que la loi économique perpétuait l’art de la guerre connu en Europe par d’autres moyens. Si l’on peut aisément dire que Jacques Delors a été de nature collaborationniste vis-à-vis des Allemands, quel en a été son fait d’arme ? La création de l’euro. Comment l’euro a été construit ? Dans l’ombre : de, par, et pour le pouvoir bancaire allemand qui détruit nos économies au nom de son dogme anti-inflationniste. Jean-Pierre Chevènement dans La Faute de monsieur Monnet raconte clairement la manière dont l’union monétaire a été créée en faveur des Allemands. L’histoire se passe en 1988, à Ludwigshafen. Helmut Kohl convoque Jacques Delors pour penser un groupe de travail autour de l’union monétaire. Delors suggère que seuls les gouverneurs des Banques centrales y participent ce qui préfigure déjà la « conseil des gouverneurs » instauré par le traité de Maastricht, indépendant du pouvoir politique et laissant tout le pouvoir aux banquiers centraux. Kohl ne s’y oppose pas. Ce cercle était approprié afin d’imposer à la future banque centrale le modèle allemand et ses règles de fonctionnement que l’on trouvait en RFA avec la stricte indépendance de la Bundesbank face au gouvernement de Bonn, la lutte contre l’inflation, la réévaluation du mark, l’accumulation d’excédents commerciaux. Cela fut fait. Karl-Otto Pöhl, le président de la Bundesbank, rendit le plus bel hommage à l’illustre serviteur : « Delors a été plus souple que je ne l’avais pensé, et mes craintes ne sont pas pleinement matérialisés. La substance du rapport vient des gouverneurs non de Delors. Sa contribution a été modeste, et pourtant c’est nous qui avons fait sa réputation ! »

L’Union européenne est le nouvel empire allemand dont l’euro est la principale arme de domination. La monnaie a été fondée sur le deutschemark qui a le meilleur taux de convertibilité par rapport aux dollars. Ainsi donc, toutes les monnaies ont dû s’arrimer à une monnaie dont la valeur était trop forte, ce qui a conforté l’économie allemande et déclassé les économies des autres pays comme la France, l’Espagne, l’Italie qui ne voit toujours pas les bienfaits de la monnaie unique et ne les verra jamais.

L’Union européenne telle qu’elle a été achevée par Delors, loin des turlutaines idiotes, est une remarquable machine de guerre menée contre les peuples. Sous plusieurs formes, nous voyons nettement une agression de la part d’une xénocratie bruxelloise et francfortoise contre les nations . Cette xénocratie cooptée a été voulue par Maastricht dans une perspective fédéraliste visant à réduire chaque nation en de grosses Bavière qu’une superstructure chapoterait : les fameuses Etats-Unis d’Europe. Cette xénocratie œuvre toujours pour plus de réformes contre les peuples ; s’inspire des logiques d’entreprise pour casser les acquis sociaux et les services publics trop chers à ses yeux, se laisse corrompre, passant des intérêts publics aux intérêts privés ; se laisse amollir par de grands discours sur « l’Europe du projet » et « la réinvention de l’Europe » ; s’engouffre dans le progressisme le plus mou et l’immigrationnisme  pour justifier au nom du bien de dérives de son pouvoir économique. Il faut se souvenir de ce que pensait Jean-Claude Junker du referendum, donc au sens strict, de la démocratie : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » La seule démocratie qui existe réside dans un parlement européen dont la marche de manœuvre est très limitée et les décisions longues à venir, qui sert plutôt de propagande pseudo-démocratique à un système général. Les intérêts des entreprises privées et ceux des lobbys de tout poil ; la manière dont on peut « acheter » un député européen en espèce, séjour ou cadeaux; les différents conflits d’intérêts, ceux de Madame von der Leyen avec Pfizer, entre autres, participent à une immense entreprise de corruption qui enlaidit le portrait de la belle Europe.

« Jacques Delors était un visionnaire qui a rendu notre Europe plus forte. L’œuvre de sa vie est une Union européenne unie, dynamique et prospère. » Si la situation n’était pas grave, ces propos feraient sourire, mais ce que dit Ursula von der Leyen sont confondants d’idiotie et d’irréalisme. Tout est strictement faux et parfaitement inversé dans ses propos : les peuples restent des peuples, à l’intérieur de leurs frontières sans aucun sentiment d’appartenance à une citoyenneté commune. Les nations n’ont pas d’amis mais des alliés et le sort de mille ouvriers lorrains ne fait pas verser une larme de solidarité au paysan bavarois tranquille tandis que son argent travaille dans d’agréables fonds de pension. L’Union européenne est une machine forte contre les peuples, ceux qu’elle gouverne, faible quand elle est confrontée aux problèmes : ridicule dans le conflit russo-ukrainien, incompétence et malveillance pendant la crise du Covid, illusion d’une diplomatie et d’une armée commune. Le marché des énergies a été vérolé pour défavoriser les consommateurs, leurs injonctions écologiques sont punitives. Il n’y a que dans le domaine des éoliennes, des énergies renouvelables et de la collecte des déchets que l’Union européenne a bien fait son travail pour une quantité de temps et d’argent phénoménale. Maigre succès.

A la suite de Monsieur Delors, cela a été au tour de Doktor Wolfgang Schäuble de nous quitter. On passe à un zélé serviteur qui, ténor de la grosse CDU, a été tour à tour ministre de l’intérieur et des finances pendant douze ans, puis président du Bundestag. Comme l’économie est l’affaire essentielle de l’Allemagne, Schäuble a été l’homme central de la politique allemande sous Angela Merkel : diplomate, argentier, général d’armée. Son caractère psychorigide que l’on prête à un épanchement de ses mœurs tudesques et à son inspiration protestante de Forêt noire a fait de lui l’homme de la rigueur budgétaire, condamnant les pays du sud de l’Europe, de la méditerranée, pour leur manque de rigueur et d’efficacité à tenir les critères de Maastricht. Alors même que Mutti faisait des risettes à ses homologues, serrait des mains et affichait l’image heureuse d’un couple franco-allemand qui n’a été rien d’autre qu’un décor d’opérette en carton-pâte dans lequel les Français ont surjoué leurs rôles et les Allemands méprisé avec leur arrogance coutumière ce qui n’est pas comme eux, ce technicien a œuvré pour démolir la Grèce en 2009, comme s’il s’agissait d’un cobaye à des expérimentations budgétaires et financières,  et tenté de la faire sortir de la zone euro en 2015. Il a œuvré pour une Europe plus allemande.

Avec cet article nous voudrions accompagner de nos prières le peuple grec qui a souffert des coupes budgétaires et de l’austérité, ces vieillards et ces enfants morts que les services hospitaliers n’ont pas pu soigner ou que la folie de la pauvreté a réduits au silence. Il y a une chose que les peuples ne supportent pas, c’est que l’on blesse leur amour propre. Le racisme et la suffisance dont l’Allemagne a fait preuve s’y est illustrée de manière éclatante. On pèche souvent et toujours au même endroit.

Nicolas Kinosky

© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 16 janvier 2024