Milei © Ilan Berkenwald-Flickr

Drôle de tango pour l’Argentine

Javier Milei a été élu président de l’Argentine le 10 décembre 2023. Point de vue sur cette élection.

«Un pays d’avenir… et qui entend bien le rester ! » Le mot prêté au Général de Gaulle à propos du Brésil s’applique aussi très bien à l’autre géant sud-américain : l’Argentine, tant les deux pays suivent le même schéma. En effet, en 1900 (de Gaulle a alors dix ans), l’Argentine est en plein essor. Elle inonde le marché européen de ses produits, notamment de sa viande de bœuf. À l’époque, on pronostiquait que le pays deviendra bientôt l’une des principales puissances économiques mondiales. Pourtant, Buenos Aires ne tiendra jamais ses promesses. Les périodes récurrentes d’expansion, comme 1900 ou 1945, seront immanquablement suivies par de brutales phases d’effondrement, tout aussi spectaculaires.

Toutefois, c’est par ses personnages hauts en couleurs que le pays fait régulièrement parler de lui : pour le football Maradona, dans l’Église catholique le pape François, en politique Peron (avec son iconique épouse Éva), la junte des Généraux (qui décidèrent d’envahir les îles Malouines) et, aujourd’hui, Javier Milei, qui vient d’être élu président de l’Argentine.

Une coalition hétéroclite

Porté au pouvoir par une étrange et hétéroclite coalition d’électeurs regroupant à la fois les jeunes, les classes populaires et moyennes ainsi que le patronat, Milei a battu le ministre de l’économie Sergio Massa, champion du camp péroniste. Massa incarnait le système, celui du clan Kirchner qui contrôlait le pays depuis vingt ans (avec des interruptions), tandis que Milei, multipliant les provocations, sut se poser en candidat anti-système.

Rien ne prédisposait pourtant cet économiste de 53 ans, jadis plutôt effacé, à devenir une vedette de la politique. Révélé en 2015 par la télévision, dans le cadre d’un conflit social, il multiplie les diatribes contre la corruption et l’inefficacité des gouvernements en place. Durant plusieurs années, les péronistes, jouant les apprentis sorciers, appuient leur ennemi Milei en espérant que sa candidature affaiblira la droite classique. Le calcul fut bon et la candidate de droite évincée dès le premier tour de l’élection de 2023. Mais les choses allèrent plus loin que prévu et Milei emporta l’élection.

L’affrontement entre le populisme de gauche de Sergio Massa et le populisme ultra-libéral de Milei incarne bien la malédiction de l’Amérique latine, condamnée au populisme. Deux choses expliquent ce tropisme politique : d’une part, la prégnance d’une mentalité latine machiste qui idolâtre le charisme et l’excentricité, d’autre part, l’absence d’une bourgeoisie nationale patriote. Les élites économiques sud-américaines sont en effet des bourgeoisies « compradores », c’est-à-dire qu’elles doivent leur fortune au fait de commercer avec les puissances étrangères, notamment les États-Unis. Les politiciens sud-américains se retrouvent donc plongés dans une profonde solitude et n’ont pas d’autre choix que de faire appel directement au peuple, de la manière la plus outrancière possible.

Un populiste sans fibre sociale

L’Argentine est un parfait exemple de cette situation : le pays est ruiné, la banque centrale n’a plus de dollars, la pauvreté et l’inflation explosent. Mais ceux qui ont investi leurs capitaux à l’étranger, plutôt que dans l’économie nationale, et perçoivent des revenus libellés en dollars ou en euros ne souffrent pas de la crise. Comme le résume Jean-Michel Quatrepoint, « le paradoxe est que Javier Milei a récolté les voix de ces deux mondes qui coexistent tout en s’ignorant, leur seul lien étant finalement le football ». Les victimes de la crise ont voté pour lui en espérant un changement salutaire. Et la bourgeoisie qui vit confortablement dans les quartiers huppés de Buenos Aires, les vignobles de Mendoza ou les grandes fermes du pays a aussi opté pour ce candidat qui a su la séduire par le caractère libéral de son discours et ses promesses de coupes budgétaires et de baisses d’impôt. Car contrairement aux populistes classiques, tels Trump ou Marine Le Pen, Milei n’a pas la fibre sociale.

Surtout, la victoire de Milei est un succès géopolitique pour Washington. Alors que l’équipe dirigeante sortante voulait se rapprocher des BRICS et tenait un discours critique à l’égard des États-Unis, Milei, lui, ne cache pas son hostilité à la Chine et à la Russie. Il envisage même d’abandonner le peso argentin, fortement dévalué, pour adopter purement et simplement le dollar (ce qui, dans la région, est déjà le cas de l’Équateur). Et le Brésil dirigé par Lula, figure historique de la gauche sud-américaine, se retrouve un peu plus isolé sur le sous-continent.

Mais n’ayant pour lui ni le congrès ni les gouverneurs, l’étrange nouveau président devra apprendre à composer et finalement à danser le tango, danse argentine qui consiste à tantôt guider, tantôt se laisser guider.

Jean-Loup Bonnamy

© LA NEF n° 365 Janvier 2024