Jean Madiran (1920-2013) a incontestablement été un acteur important de la vie de l’Église en France, durant plus d’un demi-siècle, depuis au moins la fondation d’Itinéraires en 1956 jusqu’à sa mort en 2013, puisqu’il n’a cessé d’écrire dans Présent, quotidien qu’il avait co-fondé en 1982. Esprit fin et brillant, polémiste à la plume élégante et acérée, il n’a cependant jamais été reconnu dans l’Église à sa juste valeur, alors que son influence intellectuelle a été réelle : il avait le tort d’être trop « traditionaliste » et trop à « droite » en un temps où les idées dominantes, surtout dans l’Église de France, penchaient nettement vers le progressisme et la gauche.
J’ai personnellement connu Jean Madiran en 1987, peu après ma conversion, étant encore dans ma phase « lefebvriste » que je quittais heureusement à l’occasion des « sacres » de juin 1988 ; il m’accueillit généreusement à Itinéraires, où j’écrivis quelques articles qu’il trouvait trop longs et taxait « d’encycliques », puis, poursuivant mon cheminement de conversion, je m’éloignais quelque peu de ses idées et allais fonder La Nef, fin 1990, sur une ligne d’indéfectible fidélité à Rome. Cette revue nouvelle l’avait agacé, mais cela ne nous a pas empêchés de conserver des relations courtoises, avec toutefois des différends qui se sont parfois exprimés publiquement à l’occasion de certains de mes écrits qu’il critiqua dans Présent. Je suis néanmoins heureux et fier d’avoir pu organiser, deux ans avant sa mort, un grand débat dans La Nef entre Jean Madiran et le grand historien Émile Poulat (1920-2014), qui se respectaient et échangeaient depuis longtemps mais ne s’étaient jamais rencontrés, débat passionnant qui portait sur le modernisme et la crise dans l’Église (1).
Jean Madiran était donc assurément un intellectuel catholique qui a compté et il est heureux qu’une biographie complète lui soit consacrée (2), c’est aussi l’occasion de parcourir des périodes-clés de notre histoire contemporaine, à la fois politiques et religieuses. Yves Chiron, comme à son habitude, ne tombe pas dans le travers de l’hagiographie, il relate scrupuleusement les événements d’une vie, sans parti pris ni jugement, sans omettre les aspects de la vie privée de son héros qui donnent une épaisseur humaine à ce portrait d’un catholique inflexible, qui, bien que doté d’une nature très polémique avide d’en découdre, était aussi un esprit ouvert au débat, débat qu’il a souvent recherché dans l’Église sans qu’on lui réponde, les portes se fermant devant celui que l’on avait catalogué une fois pour toutes « d’intégriste ».
La partie sur la jeunesse est essentielle, car elle est la moins connue mais explique bien le profil et les engagements de Madiran, dont la vie intellectuelle naît à l’école de Maurras et dont il suit la position pro-maréchaliste, refusant de voir une quelconque légitimité à la Résistance et ignorant l’impact géopolitique de la politique du général de Gaulle – sans laquelle la France n’aurait pourtant pas eu la place internationale dont elle a bénéficié après-guerre et qu’elle perd de plus en plus aujourd’hui. Son intransigeance peut choquer a posteriori quand il refusa la main tendue du Colonel Rémy pour une réconciliation nationale insuffisante à ses yeux, se faisant tancer par Maurras lui-même qui, de sa prison, approuvait ce geste généreux du grand résistant qui voyait en Pétain un « bouclier » et en de Gaulle l’« épée » dont la France avait alors besoin.
C’est avec le concile Vatican II et les bouleversements qui le suivront (réforme de la messe, du catéchisme, nouvelles traductions de la Bible…) que Madiran devient progressivement une des figures de proue de la résistance « traditionaliste ». Pour les jeunes qui n’ont pas connu cette époque, c’est une occasion de comprendre quel vent de folie a soufflé sur l’Église, avec une autorité défaillante qui n’a pas su empêcher de graves dérives quand elle ne les a pas elle-même suscitées : ainsi est née cette résistance « traditionaliste », réaction compréhensible, nécessaire même parfois, mais hélas ! pas toujours ajustée. Tellement peu ajustée en certains cas, qu’elle a conduit Mgr Lefebvre et sa Fraternité Saint-Pie X à rompre avec Rome en 1988 et à se retrouver encore aujourd’hui dans une situation dont il est difficile de savoir si elle ne finira pas en schisme ! En lisant Yves Chiron, on voit bien que Madiran a voulu tenir une ligne de crête – a-t-il toujours réussi ? chacun appréciera sans doute différemment – et, de fait, il eut le courage de ne pas suivre Mgr Lefebvre, proche ami de combat, après les sacres de juin 1988, décision qui a dû beaucoup lui coûter.
Une forte figure, attachante mais aussi intransigeante, au point de finir par se brouiller avec nombre de ses amis.
Christophe Geffroy
(1) Cf. La Nef n°224 de mars 2011 : le PDF de ce numéro est disponible sur simple demande à : lanef@lanef.net
(2) Yves Chiron, Jean Madiran 1920-2013, DMM, 2023, 570 pages, 29 €.
NB – Signalons la réédition de La justice sociale, Le principe de totalité et du Court précis de la loi naturelle selon la doctrine chrétienne en un seul volume intitulé Du Bien commun, Éditions de L’Homme Nouveau, Coll. Reconstruire, 2023, 164 pages, 20 €.
© LA NEF n° 365 Janvier 2024