Gare de Bordeaux, l'une des villes les plus "boboïsées" de France © Chabé01 Wikimedia

Jérôme Fourquet, l’homme qui comprend la France

Après L’Archipel français (2019) et La France sous nos yeux (2021), Jérôme Fourquet poursuit, avec La France d’après, son analyse magistrale qui explique les mutations bouleversant la France. Présentation d’un ouvrage lucide, fort de mille exemples, qui fait réfléchir.

Jérôme Fourquet, sondeur à l’Ifop depuis plusieurs décennies, s’est fait connaître il y a quelques années du grand public quand avec L’Archipel français (Seuil, 2019), il donnait à la fois un nom à une réalité pressentie et non exprimée, et fournissait les matériaux scientifiques nécessaires à son établissement. Comme dix ans plus tôt, le géographe Christophe Guilluy avait conceptualisé la « France périphérique », Fourquet a imposé depuis l’idée de la « France archipélisée ». Idée séduisante pour expliquer la victoire d’Emmanuel Macron de 2017, qui disruptait tous les partis traditionnels ; idée séduisante encore pour éclairer les révoltes populaires comme celle des Gilets jaunes. Cette idée d’une France éclatée trouvait dans les âmes françaises émues par le brouillard contemporain une résonance tragique.

À vrai dire, le fond de la démonstration de Jérôme Fourquet était assez simple et presque traditionnel : ce serait la disparition conjointe du catholicisme et du communisme, de Don Camillo et de Peppone, qui serait la clef explicative de tout le vague postmoderne que nous vivons. Rien de faux certainement là-dedans, rien de neuf non plus : Guillaume Cuchet l’a synthétisé pour sa part dans son Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Seuil, 2018), Hervé Le Bras et Emmanuel Todd avaient, eux, déjà parlé d’un « catholicisme zombie » survivant dans l’Ouest de la France. Quant à l’opposition entre les élites urbaines et le reste de la France oublié de la mondialisation, on la trouvait déjà en germe chez Christopher Lasch dans les années 80 (La Révolte des élites), puis chez Jean-Claude Michéa de ce côté-ci de l’Atlantique, enfin chez Christophe Guilluy. La nouveauté de Fourquet était d’appuyer ses analyses non simplement sur des données géographiques, mais sur tout ce que les sondages d’opinion pouvaient lui fournir, et on découvrait dans son livre suivant, La France sous nous yeux (Seuil, 2021), par exemple, ébahis, cet Hexagone de la musique country, si nombreux et si mal connu.

La carte et le camembert

Poursuivant donc son travail avec Cette France d’après, l’auteur en dit la spécificité dans son sous-titre, « tableau politique » : c’est donc à une analyse électorale qu’il va se livrer ici, et non plus seulement à une étude de mœurs. Ce faisant, il s’inscrit bien évidemment dans la lignée du classique Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegfried. Mais il n’oublie pas non plus son métier de sondagier, et, annonce-t-il, « dans ce livre, j’ai voulu quelque part réconcilier Siegfried et Stoeztel [le fondateur de l’Ifop] en mariant, pour parodier le titre d’un livre de Michel Houellebecq, la carte et le camembert ».

Ainsi, il lie une analyse de la modification des mœurs depuis quarante ou cinquante ans, impliquant l’américanisation des modes de vie, la montée en puissance de l’islam, ou la transformation de l’économie – « qui s’est désindustrialisée pour s’orienter vers le tourisme et la consommation » – il lie tout ça aux deux derniers chocs électoraux qui ont vu à chaque fois la victoire du nouveau bloc central macroniste. « Je me suis mis à travailler à ce livre, confie-t-il à Sud-Ouest, à l’issue de l’élection présidentielle de 2022 qui a été marquée par une spectaculaire modification du paysage électoral. Valérie Pécresse et Anne Hidalgo, qui représentaient les deux grands partis qui avaient structuré la vie politique française pendant des décennies, n’ont en effet recueilli que 6,5 % à elles deux. »

C’est ce big bang électoral dont Fourquet tente de tirer les conséquences ici. Mais si, comme il le prévoit, « l’ampleur des transformations économiques, sociales qu’on essaie de déchiffrer est telle qu’elles ont changé durablement la configuration politique », et que partant l’antique jeu à deux grands partis se faisant face, LR et PS, gauche et droite à l’ancienne, est un jeu défunt, peut-on cependant en déduire que la carte politique française a réellement changé ? N’y a-t-il plus les pauvres face aux riches, les possédants face aux prolétaires, les cultivés face aux incultes ? Bref, qu’est-ce que la France aujourd’hui ?

C’est ici que l’on revient à la notion d’archipel : la société française paraît très éclatée, que ce soit économiquement, religieusement, sociologiquement ou culturellement. Et Jérôme Fourquet l’illustre d’exemples éclatants et parfois inattendus, qui, pour microscopiques qu’ils paraissent, recèlent des questions presque métaphysiques.

Ainsi s’attarde-t-il, par exemple, sur le cas de la Seine-et-Marne : elle a aujourd’hui, note-t-il, une tendance au vote RN. Mais au milieu, la commune de Barbizon fait exception en votant massivement pour Macron. Ce n’est pas un hasard : la ville a la particularité d’être devenue très touristique en se présentant comme le « village des peintres » pré-impressionnistes.

C’est ainsi, conclut Fourquet, qu’aujourd’hui, « l’économie touristique – nombre de résidences secondaires, campings, hôtels… – dit beaucoup d’un territoire. D’ailleurs, on parle d’“industrie touristique”, ce qui est une façon de faire oublier qu’on n’a plus d’industrie ».

Bordeaux versus Toulouse

Ailleurs, dans une comparaison lumineuse entre les sorts contemporains de Toulouse et Bordeaux, la première résistant aux écologistes, la seconde étant tombée dans leur escarcelle, Fourquet annonce avoir créé un « indice de boboïsation » : il dénombre ainsi les magasins bio, les Starbucks Coffee, les restaurants proposant des brunchs, les enseignes de vêtements branchées ou les galeries d’art, et constate que dans tous ces domaines, « Bordeaux surclasse, parfois de manière spectaculaire, Toulouse ».

Autre exemple, la France du vin. Elle-même est éclatée selon le mode de propriété, énonce-t-il. Il en veut pour preuve qu’en Bourgogne, du côté de Beaune, ou en Alsace, « on vote nettement pour Fillon en 2017, puis pour Macron ». Pourquoi ? Parce qu’il y a une rente économique viticole puissante, que l’argent retombe, et qu’une deuxième rente s’y ajoute, l’œnotourisme.

En revanche, tout à l’inverse, dans le Médoc, on constate un fort vote RN. Pourquoi ? Parce que l’essentiel de la rente y est préempté par « de grands propriétaires et groupes financiers, qui ont pris possession des châteaux ». Ainsi, même si le marxisme est passé de mode, force est de constater que le mode de propriété constitue encore une manière de prédiction du vote moyen, selon les régions.

La conclusion est que le RN continue d’attirer à lui le vote des classes populaires, des Français qui se sentent dépossédés, et qui le plus souvent le sont, mais que ces classes populaires sont très inégalement réparties sur le territoire français, sans cesse repoussées vers des lieux flous. Ainsi du grand bassin parisien, cette vaste étendue qui a de longtemps perdu toute spécificité et toute production locale, où se retrouvent les perdus de toute espèce. C’est là que le RN a transformé l’essai aux dernières élections législatives, gagnant des sièges de façon inattendue.

Les gagnants et les sécessionnistes

À l’inverse, résiste une France que Fourquet appelle « triple A », celle des grandes métropoles qui jouit des subsides de la mondialisation, à qui tout réussit, qui est totalement internationalisée, et qui évidemment a voté Macron deux fois. La France qui a les moyens de sa « bienveillance », mais dont le sort électoral futur est difficilement prévisible, quand son champion se sera retiré : retournera-t-elle à ses premières amours, gauche et droite antérieures, ou créera-t-elle un nouveau centre ?

Enfin, il y a l’éléphant dans la pièce, le vote Mélenchon, mélange de monde culturel plus ou moins précarisé, de révolutionnaires désemparés, et d’immigrés. C’est le vote dont personne ne sait quoi faire, le vote potentiellement inflammable, dont on a l’impression qu’il a fait sécession.

Aussi, comme on pouvait s’en douter, ce livre n’est guère optimiste et réjouissant : la décomposition va se poursuivre, annonce le sondeur. Vers quoi ? Comment ? Est-elle inéluctable ? Les années qui viennent seront cruciales.

Jacques de Guillebon

Jérôme Fourquet, La France d’après, tableau politique, Seuil, 2023, 560 pages, 24,90 €.

© LA NEF n° 365 Janvier 2024