Abbaye de Lagrasse : entretien avec le Père abbé

Lagrasse est l’une des abbayes les plus rayonnantes et fameuses de notre pays, une oasis en ces rudes temps, et nous sommes heureux de vous offrir cet entretien avec son Père Abbé, homme à la parole rare et profonde.

La Nef – Vous êtes des chanoines réguliers. Quelle est votre spécificité ? Quelle est l’origine du mouvement canonial auquel vous appartenez ?
RP Emmanuel-Marie – C’est en saint Augustin que le mouvement canonial reconnaît son fondateur. Dès qu’il devient évêque d’Hippone, un peu avant les années 400, il veut rassembler les prêtres et les clercs de son diocèse pour mener avec eux une vie commune, rythmée par la prière liturgique, dans la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. Il tient à retrouver avec son clergé la vie des apôtres après la Pentecôte, dont le Nouveau Testament nous dit qu’ils avaient « un seul cœur et une seule âme et que tout était commun entre eux » (cf. Ac 4, 32).
Tout au long de l’histoire de l’Église, cette forme de vie a perduré. C’était une intuition prophétique. En effet, il existe un lien entre la vie commune, la consécration dans une vie selon les conseils évangéliques et la vie sacerdotale. Au Moyen Âge, la réforme grégorienne a institutionnalisé cette forme de vie, en créant des ordres religieux de chanoines réguliers.
La vie de ces religieux repose alors sur trois piliers : la vie commune, la vie contemplative – en particulier par la liturgie – et la vie d’apostolat, le tout dans l’esprit de la règle de saint Augustin : « D’abord puisque c’est pour cela que vous êtes réunis en communauté, habitez unanimes dans la maison, et ayez un seul cœur et une seule âme tendus vers Dieu. »

En quoi saint Augustin est-il si actuel ?
Saint Augustin a vécu l’effondrement de l’Empire romain, l’invasion des barbares, la fin d’une civilisation, un pullulement d’hérésies et de schismes. Son enseignement est donc particulièrement adapté à notre temps ! Et pourtant il nous prêche l’espérance.
Dans une société composée en partie de païens, il avertit : « Séparé d’esprit, ne crains pas d’être de corps parmi eux. » Augustin n’est pas né avec une auréole et sa conversion si lente – 14 années ! – parle à tous. Il propose toujours un retour à l’essentiel, une conversion à ce Dieu qui habite les cœurs. Benoît XVI avouait qu’il considérait Augustin comme « un ami, un contemporain qui me parle avec sa foi fraîche et actuelle ». Sa doctrine mariale, extrêmement ecclésiale, a beaucoup inspiré la constitution de Vatican II sur l’Église.

Que nous indique saint Augustin pour parvenir à l’art de prier ?
Augustin est autant un mystique qu’un pasteur. Il prêche de façon concrète, proposant un « retour au cœur ». Pour lui, le moindre de nos désirs intérieurs est déjà prière. La prière peut alors se faire gémissement, demande, supplique ; puis elle est louange, action de grâces. Amoureux de la Parole de Dieu, il propose sans cesse de prier avec celle-ci ; homme d’Église, il nous encourage à la prière liturgique. Enfin, il sait que notre plus grand besoin est celui de Dieu lui-même. Alors il nous dit : « Demande Dieu à Dieu. »

Comment expliquez-vous que de grands hérésiarques se soient réclamés de saint Augustin ?
La pensée de saint Augustin est vaste et riche. Pris dans des débats incessants, il a souvent dû défendre la foi au cours d’échanges polémiques. Certains, en isolant tel ou tel passage de ses œuvres, en ont fait une lecture dure et partielle.
Le meilleur moyen de comprendre saint Augustin est de le lire avant tout comme un spirituel et un pasteur. En théologie, il est la source la plus directe et abondante de saint Thomas d’Aquin, dont la doctrine permet une compréhension en profondeur de saint Augustin.

Que proposerait saint Augustin pour résoudre la crise profonde que traverse le clergé aujourd’hui ?
Aux prêtres, saint Augustin propose de se souvenir qu’ils sont baptisés avec les baptisés et prêtres pour les fidèles. Pour lui, être pasteur impose d’être d’abord serviteur. Car être prêtre, c’est un « service d’amour » et non un exercice de domination. Par ailleurs, reconnaissons qu’un prêtre complètement isolé dans une société sécularisée peut être en grand danger. Saint Augustin, en lisant les Actes, voit dans la communauté, l’église locale, le premier lieu où l’on peut rencontrer Dieu, le lieu naturel où peut s’épanouir la vie spirituelle.
Beaucoup de prêtres se rendent compte que la vie commune leur devient nécessaire, à travers la charité fraternelle et la prière en commun. Comme chanoine régulier, je suis heureux que cette intuition ancienne soit redécouverte. Ajoutons que la pauvreté volontaire et l’obéissance sont des moyens par lesquels une vie commune peut porter tous ses fruits de sainteté sacerdotale.

Vous avez depuis peu un nouvel évêque à Carcassonne : quelle est votre place dans le diocèse ?
Nous avons la grâce de vivre une relation filiale et confiante avec notre évêque, Mgr Bruno Valentin. Il nous encourage à nous insérer pleinement dans la vie diocésaine, tels que nous sommes, avec notre charisme propre ; c’est une grande joie pour nous. Le 7 octobre dernier, à l’issue de la messe des ordinations sacerdotales de deux frères, il déclarait : « C’est une justice que nous devons à Dieu, les uns comme les autres, de comprendre la façon dont Il conduit notre Diocèse, de comprendre la présence de votre abbaye comme un don de Dieu, de nous disposer ainsi à nous laisser surprendre par la façon dont Dieu dans sa magnificence veut continuer à veiller sur notre diocèse. »

La restauration de l’abbaye de Lagrasse n’est pas achevée : quels grands travaux entreprenez-vous ? Les travaux sont-ils pour vous juste une épreuve ou portent-ils en eux-mêmes une fécondité ?
Commencée dès notre arrivée en 2004, la restauration de l’abbaye est loin d’être achevée. Après les toitures, le cloître du XVIIIe siècle et le clocher du XVIe siècle, nous relevons en ce moment le bras sud de notre transept, un bijou d’art roman. Les fruits d’un tel projet sont multiples. J’en compte au moins quatre : architectural, pastoral, économique et spirituel. Nous allons redonner à notre abbatiale une unité perdue depuis deux siècles ; car le clocher et la nef vont être enfin réunis par le bras du transept. Nous pourrons aussi accueillir plus de fidèles, actuellement cantonnés devant des écrans. Restaurer un tel monument semblait fou initialement et peu y croyaient. Or depuis des années, le chantier de restauration entretient de l’emploi dans notre région.
Un vrai miracle, oui : une abbaye sécularisée retrouve son âme religieuse. Cette restauration nous a enracinés dans un héritage vieux de 1200 ans, legs vraiment exigeant – nous cherchons des financements ! – mais c’est une mission enthousiasmante.

Votre communauté a connu une épreuve difficile avec votre premier supérieur : que pouvez-vous nous en dire ?
Le Père Wladimir a été nommé Père Abbé par Rome en 1997. Peu à peu, il est entré dans un mode de gouvernement abusif. En 2006, plusieurs frères ont fait appel à Mgr Alain Planet, l’évêque de Carcassonne, qui a demandé au Père Wladimir de démissionner. Il a accepté, invoquant des « raisons de santé », masquant en cela le véritable problème : une double vie, de nombreux abus d’autorité, des comportements manipulateurs pouvant aller jusqu’à l’emprise. Deux frères ont fait état de sollicitations contre le vœu de chasteté et de tentatives de corruption des mœurs.
En 2009, un procès canonique a été ouvert, où l’abbaye s’est portée tierce partie et a proposé à chaque membre de témoigner. Au terme de cette procédure, en 2012, le Père Wladimir a été reconnu coupable d’abus d’autorité et de fautes contre la chasteté, et a été renvoyé de la communauté. Il a fini sa vie dans un monastère de stricte clôture, dans la pénitence. Il est décédé en 2023.
Être en pleine vérité sur ces questions d’abus me paraît nécessaire. Les conclusions du procès en 2012 constituent pour nous une base certaine, objective. Les personnes qui ont souffert de mon prédécesseur ont approuvé ces conclusions et ont fait le choix, avec l’aide de juristes, de ne pas porter plainte devant la justice civile. Si l’une ou l’autre souhaite une requalification de ce qu’elle a subi, nous sommes prêts à l’aider dans la mesure de nos possibilités, pour la justice et la vérité.

Quelles leçons en tirez-vous ? Comment surmonter de telles crises internes ?
Pour nous, cette découverte a été un choc. Nous avons pris conscience que nous avions pu vivre en nous isolant parfois du regard et du contrôle des autorités ecclésiales. Grâce à l’intervention forte et bienveillante de Mgr Planet, puis du cardinal Panafieu et de diverses figures ecclésiastiques, nous avons mieux expérimenté la sollicitude maternelle de l’Église.
Depuis, nous avons mis en place des visites canoniques régulières, développé nos liens avec les autres communautés canoniales. Le TRP Wouters, Abbé général des Prémontrés, est devenu notre Supérieur extérieur. Tous ces liens contribuent à rompre ce que le pape François nomme l’auto-référentialité, un danger à la fois humain et spirituel.
Il nous a fallu aussi travailler pour guérir, puis pour prévenir le danger de telles dérives, et nous y travaillons encore, avec des psychologues, des juristes, des canonistes, des théologiens, etc. Aujourd’hui, nous tâchons de poursuivre sereinement notre mission sans occulter notre histoire. Ces souffrances ont laissé des traces dans les cœurs, mais elles ont été aussi une source de grâces, invitant à l’humilité, à un plus grand amour de l’Église, à un sens plus profond de la miséricorde. Pour nous tous, la présence protectrice de Marie, à qui nous sommes consacrés, a été une évidence pendant ce chemin de purification.

Quel regard, nous autres laïcs, devons-nous porter sur toutes les crises qui ont touché nombre de communautés religieuses ces dernières années, ainsi que trop de prêtres convaincus d’abus ?
Les années de la fin du XXe siècle ont été caractérisées par une grande confusion et une profonde crise de la paternité. Dans ce contexte, les laïcs ont cherché des prêtres qui soient des pères ; ils ont admiré, parfois sans mesure, des figures sacerdotales qui se détachaient dans une atmosphère de doute généralisé. Les psychologies faibles de certains prêtres n’ont pas résisté, sombrant dans cette perversion de la paternité qu’est la manipulation narcissique. Tout cela dans un climat d’abandon de règles du Droit ou de la prudence, dans l’isolement des communautés vis-à-vis de la hiérarchie.
Les laïcs ont un rôle à jouer : qu’ils ne regardent pas le prêtre comme un homme exceptionnel, mais considèrent plutôt le Christ agissant en un homme ordinaire ! Les prêtres ont besoin de prières, mais aussi d’amitié et de correction fraternelle. Saint Augustin voyait aussi autour de lui bien des scandales touchant prêtres ou prélats. Il écrivait ainsi à une laïque révoltée : « C’est notre Pasteur lui-même qui veut que nous demeurions dans l’unité, et que, blessés par les scandales de ceux qui sont la paille, nous n’abandonnions point l’aire du Seigneur. »

Dans notre monde postmoderne, indifférent, voire hostile au christianisme, comment voyez-vous le rôle d’une abbaye comme la vôtre ?
Benoît XVI a souligné combien, dans notre société sécularisée et postmoderne, nous avons besoin de lieux où l’on puisse « faire l’expérience » du christianisme vécu, de l’Évangile en acte. Il ne s’agit pas seulement de prédication, mais de réalité à expérimenter. Ces oasis, disait-il, doivent être des lieux où Dieu est concrètement placé au centre par la liturgie, la prière, la prédication de la vérité, la vie selon la charité, la recherche de la beauté et de l’harmonie. Le discours des Bernardins est à cet égard fondateur : il nous rappelle que la civilisation et la culture occidentale sont nées de la recherche de Dieu. À notre humble mesure, nous voudrions que notre abbaye, comme le prieuré de Pau, soient des oasis, des lieux où l’on puisse faire l’expérience « en petit » de ce qu’est l’Église en grand. 
Nos sœurs chanoinesses, à Azille, à quelque 40 km, vivent aussi de cette même spiritualité dans leur monastère. La spiritualité canoniale se conjugue très bien au féminin. Nous sommes heureux d’être appuyés par leur soutien de prière. Mais pas seulement : car en certains apostolats, la complémentarité est une vraie richesse.

Vous semblez attaché à évangéliser le monde de la culture, on le voit notamment avec le livre Trois jours et trois nuits (1) : en quoi est-ce important et comment peut-on s’y prendre ?
Nous n’avions pas la prétention d’évangéliser le monde de la culture et le succès de notre livre Trois jours et trois nuits nous a surpris. Sur le conseil de notre éditeur, Nicolas Diat, nous désirions simplement tenter une expérience : faire découvrir notre vie religieuse, notre quête de Dieu, au plus grand nombre, par le talent de grands écrivains. Le pape François écrit très justement que « l’artiste est capable de parler de Dieu mieux que quiconque, d’en faire pressentir la beauté et la bonté, d’atteindre le cœur humain et de faire resplendir en lui la vérité du Ressuscité ». Les auteurs comme les frères ont simplement pris le risque d’entrer en dialogue. Et en définitive la bienveillance et le respect mutuel ont permis de nouer plus qu’un dialogue : une amitié.

Comment vivez-vous votre attachement à l’ancien Ordo Missae ? Comment voyez-vous l’avenir de cette douloureuse question liturgique ?
Benoît XVI a affirmé avec force que la présence vivante de la liturgie antique était une grâce pour toute l’Église. Il était persuadé que le missel dit « de saint Pie V » pouvait être célébré dans l’esprit de la constitution Sacrosanctum concilium, du concile Vatican II. Pour lui, les deux formes de la liturgie romaine peuvent s’enrichir mutuellement, constituer deux expressions d’une unique théologie de l’Église et de l’Eucharistie. Nous avons fait nôtres sans réserve ces perspectives.
Je me pose la question : n’avons-nous pas été trop timorés pour mettre en œuvre l’enrichissement mutuel ? Une chose me paraît certaine : la situation actuelle issue du motu proprio Traditionis custodes engendre trop de divisions et de souffrances, chez nombre de fidèles et de prêtres diocésains. Comment travailler pour sortir de ce malaise ? Je suis persuadé que l’isolement du monde liturgique traditionnel n’est pas une bonne solution. Car si les deux formes ne sont pas deux mondes hermétiques l’un à l’autre, on ne peut se regarder comme des étrangers. L’avenir nous imposera certainement d’élargir notre regard et de sortir de la logique étroite de la guerre des missels, pour revenir aux fondamentaux de la liturgie. En ce domaine, Benoît XVI nous a légué des trésors à méditer aujourd’hui encore.

Certains traditionalistes ont eu dans le passé un rapport ambigu avec l’autorité, pensons à la Fraternité Saint-Pie X, et cela n’a pas bien tourné : qu’est-ce qu’une saine obéissance dans l’Église ?
Ce n’est pas nous qui sauvons l’Église, c’est l’Église qui nous sauve ! En commentant la moindre déclaration orale d’un évêque ou du pape, les réseaux sociaux sèment la confusion. Le pape peut-il enseigner avec autorité autre chose que la foi reçue du Christ ? Qu’avons-nous à craindre ? Pour le reste nous pouvons plus ou moins apprécier ses déclarations quotidiennes, ses homélies ou ses interviews. Mais quoi qu’il arrive, nous devons les recevoir en fils de l’Église, les comprenant en continuité avec l’enseignement pérenne de tous les papes. Sans cette herméneutique de continuité, nous risquons de tomber dans une vision politique et dialectique de l’Église, de ne plus la recevoir comme un mystère de grâce, comme un sacrement de l’union de Dieu avec les hommes.

Pourriez-vous nous dire un mot de votre fondation de Pau : pourquoi cette fondation ? Où en êtes-vous ?
Avec l’accord de Mgr Aillet, j’ai en effet érigé un prieuré à Pau le 15 septembre dernier. Nous étions 39 à l’abbaye et nous voulions fonder une maison pour y déployer la vie canoniale. Mgr Aillet nous appelle à Pau pour développer un projet aux multiples facettes. Le prieuré sera dans un écosystème comprenant un centre diocésain, un foyer d’étudiants, une maison des familles. Tout cela est en cours de construction tant sur le plan humain que matériel.
Quatre frères, qui sont déjà sur place, y mènent la vie religieuse et seront rejoints par trois autres dès que l’avancement des travaux le permettra. Ils ont reçu un accueil très fraternel de la part de l’évêque, des prêtres et des laïcs. Si notre arrivée a pu effrayer certains, ce que je comprends, l’essentiel est que se nouent peu à peu de vraies relations de charité, d’amitié. Pour saint Augustin, c’est la charité qui rend Dieu visible et comme expérimentable. C’est la mission de nos frères à Pau ; ceux-ci restent par ailleurs membres de l’abbaye de Lagrasse, dans un prieuré qui n’a pas vocation à devenir indépendant. 
Cette fondation est un défi, qui se voudrait aussi un signe d’espérance : l’Église est vivante. Je suis dans la gratitude pour l’aide de tant d’amis et bienfaiteurs, par qui notre abbaye peut croître peu à peu et servir l’Église.

Propos recueillis par Christophe et Élisabeth Geffroy

(1) Trois jours et trois nuits. Le grand voyage des écrivains à Lagrasse, Fayard, 2021, réédition Pluriel, 2022, 368 pages, 12 €.

Pour contacter les chanoines ou faire un don pour les aider :

© LA NEF n° 365 Janvier 2024