G. H. von Wright ©Wikimedia

Le mythe moderne du progrès

De toutes les inventions de la modernité, la croyance dans le progrès est certainement la mieux partagée. C’est aussi sans doute la plus critiquée, par des penseurs de tout poil, depuis au moins deux cents ans. Mais il faut nous rendre à cette évidence que la parole des ecclésiastiques, théologiens, philosophes, intellectuels, politiques parfois, pèse très peu à côté des merveilles économiques et scientifiques dont nous jouissons. Ou dont nous croyons jouir.

Jacques Bouveresse, le plus grand des philosophes analytiques français certainement, disparu il y a deux ans, et fréquemment classé « à gauche », avait donné au début des années 2000 une conférence sur le thème du « mythe moderne du progrès », qui est aujourd’hui reprise dans un court ouvrage, sous le même titre. Et il a ce talent d’y renouveler le corpus des auteurs critiques du progrès : on sait en effet quel sort réservèrent à cette idéologie Jacques Ellul, Ivan Illich ou Bernanos. On sait moins combien le reste de l’Europe et de l’échiquier politique purent s’y opposer et au nom de quelles raisons.

Bouveresse suit ici un grand philosophe qui reste étrangement inconnu en France, Georg Henrik von Wright, lequel, contrairement à ce que son nom indique, fut finlandais et enseigna à Cambridge à la suite de Wittgenstein, qui fut son ami et maître. À la lecture de von Wright, on découvre un Wittgenstein plus que pessimiste, radicalement persuadé de la présence d’un mal qu’aucun progrès actuel ne pourrait faire disparaître mais au contraire aggraverait. On connaît ainsi cette célèbre prédiction du philosophe autrichien selon laquelle si la victoire d’Hitler serait apocalyptique, la victoire des alliés serait, elle, « glauque ». Le même Wittgenstein, à qui von Wright demandait en 1939, si l’Europe actuelle avait besoin d’une bonne guerre pour en finir avec sa pourriture, aurait répondu : « Pas une, mais deux ou trois. »

Voilà qui dessine certainement de loin un portrait de monstre misanthrope. C’est en réalité tout l’inverse : Wittgenstein semble voir dans les méthodes du nouveau monde accouché par la victoire de 1945 la répétition de ce qui fit pour partie l’horreur précédente : « un mal affreux, la propagande mensongère, le germe du nazisme lui-même. » Pour Wittgenstein, c’est dans la prétention à une rationalité totale, à une science sans extérieur, qui aurait remplacé les fois précédentes, que se trouve la racine du mal contemporain : « La métaphysique que Wittgenstein combat n’a pas ses racines dans la théologie mais dans la science », souligne von Wright.

Bouveresse, depuis son regard d’homme de gauche, se trouve ainsi à devoir saluer et mettre en exergue des penseurs du XXe siècle qu’il appelle avec von Wright des « conservateurs de la valeur », parmi lesquels les grands observateurs de la chute de l’Empire austro-hongrois, comme Wittgenstein donc, mais aussi Karl Kraus. Pour celui-ci, dès les années 1920, il est clair que « le progrès peut parfaitement mettre en danger la vie elle-même ». Et le contemporain qui s’est drogué au mythe du progrès, « de cette façon, méprise le passé qui est quelque chose, dédaigne le présent qui est beaucoup, attend l’avenir qui est toujours devant lui ; de cette façon, tout en étant mieux, il se trouve plus mal ». L’immense intérêt que l’on peut trouver à lire ou relire ces auteurs, et leurs immenses aïeux que furent Dostoïevski, Kierkegaard et même Nietzsche, c’est qu’au-delà du désespoir que l’on peut éprouver au fait que personne ne les ait réellement entendus, on peut admirer l’admirable profondeur et la perspicacité de l’esprit humain qui, à travers eux, avait prédit ce qui allait arriver, c’est-à-dire que le progrès comme mythe réclame toujours plus de progrès pour réparer les dégâts qu’il a lui-même causés. On le voit aujourd’hui de manière évidente, ainsi que le résume Bouveresse : « Il faut, semble-t-il, davantage de croissance pour résoudre les problèmes que pose la croissance notamment en matière de dégâts infligés à l’environnement et d’aggravation de la pauvreté. »

Ainsi, condamner le progrès comme mythe scientifique n’implique pas qu’aucun progrès ne soit jamais possible. Le monde chrétien en est la preuve. Il y a un « progressisme actif » possible, c’est-à-dire le choix précis, à la lueur des lois naturelle et surnaturelle, de l’amélioration morale de l’humanité. C’est certainement là qu’on nous attend.

Jacques de Guillebon

  • Jacques Bouveresse, Le Mythe moderne du progrès, Agone, 2023, 138 pages, 8 €.

© LA NEF n° 365 Janvier 2024