Michel Onfray en 2012 © Fronteiras Deio Pensamento-Wikimedia

Onfray et la question du Christ

Avec sa Théorie de Jésus, récemment parue chez Bouquins, Michel Onfray revient une fois de plus sur l’(in)existence du Christ et entend dépoussiérer les arguments « mythistes ». Qu’apporte cet ouvrage ?
La thèse des vieux rationalistes est simple, et sa réactualisation onfrayienne ne brille pas par l’originalité de ses arguments : puisqu’il n’y a « aucune preuve » de l’existence historique de Jésus, il ne peut être qu’un personnage conceptuel, « de papier ». Au-delà des habituelles dénégations portant sur la valeur des témoignages des Évangiles et des écrits chrétiens (subjectifs et suspects), sur la « mini-biographie» du Christ que donne Flavius-Josèphe (un faux), sur les mentions des historiens romains (qui ne prouveraient rien d’autre que l’existence du christianisme), sans parler des traces matérielles (linceul, reliques…), Onfray se livre à une étonnante relecture de la vie de Jésus.
Sa « théorie » – sans doute influencée par une certaine fascination pour les mythes païens – est que le personnage de Jésus ne serait finalement qu’une construction fictive, élaborée pour répondre aux attentes et aux prophéties de l’Ancien Testament. La correspondance entre les prophéties et leur réalisation dans la vie du Christ, pieusement relevée par les interprètes et apologistes chrétiens, deviendrait ainsi une « preuve » de sa réalité mythique. C’est ainsi que la majeure partie de l’ouvrage se trouve occupée par un étonnant commentaire suivi des Évangiles, oscillant entre des interprétations classiques, avec la mise en lumière de nombreux parallèles vétérotestamentaires, des envolées gnostiques et des remarques assassines. Le tropisme gnostique de l’auteur apparaît au travers du recours répété à des sources apocryphes ou de la comparaison aux légendes païennes, comme si le christianisme n’était qu’une mythologie parmi d’autres – la seule cependant qui ait réussi à s’imposer comme réelle. La figure du « Christ onfrayen » qui en émerge n’est pas exempte de paradoxes : un « juif judéocide », « nihiliste », qui « prend Dieu en otage », distille un enseignement tantôt universel, tantôt ésotérique, bafoue les commandements de la loi juive et s’attire finalement les foudres méritées de l’establishment de Jérusalem. Toute lecture littérale des récits évangéliques, en particulier ceux qui rapportent les miracles de Jésus, est en revanche discréditée, taxée de « rationalisme » et de « positivisme ».
Deux cent cinquante et quelques pages pour une Théorie de Jésus, c’est à la fois peu et beaucoup, chez un auteur qui a déjà tant dit et écrit sur le sujet. On ne peut s’empêcher, à le lire, de s’interroger sur son propre positionnement et ses biais personnels. Si Jésus est un mythe, à quoi bon ces pages destinées à nier la virginité de sa mère, à donner à ce « personnage de papier » des frères de sang ? Si les Évangiles sont une pure fiction, pourquoi s’attarder à remettre en cause leur authenticité et l’identité de leurs auteurs, pourquoi retarder leur rédaction ?
Certaines des ficelles employées par Michel Onfray semblent décidément bien grosses et usées. Les contradictions et maladresses d’écriture du Nouveau Testament sont l’objet des railleries des païens depuis l’époque romaine, mais sont-elles un signe d’inauthenticité ? Au contraire, la concordance d’ensemble des récits, au milieu des divergences de détail, vient renforcer l’idée que les Évangiles sont bien des récits de témoins oculaires d’événements réels. Les nombreuses références à l’Ancien Testament ne nous semblent pas être la marque d’un récit légendaire, mais plutôt la « patte » des auteurs juifs du Nouveau, profondément enracinés dans leur culture et leurs références propres (comme Onfray ne peut s’empêcher de citer Flaubert lorsqu’il parle de Jésus). Les citations de l’Écriture sont-elles la marque d’un personnage artificiel ? Lorsque Jésus, en croix, commence le psaume 22 (« mon Dieu, mon Dieu… »), il ne fait qu’utiliser l’une des prières fondamentales de sa religion, apprise dès l’enfance et si souvent récitée, comme un chrétien récite son Pater ou son Ave sur son lit de mort.
On ne peut s’empêcher de refermer la Théorie de Jésus avec un goût d’inachevé. La pierre d’achoppement sur laquelle bute son auteur est bien celle qui, rejetée par les bâtisseurs, est devenue la pierre d’angle : le Christ, Dieu fait homme, Verbe incarné. Car le corps de Jésus, sa réalité historique concrète, renvoie à notre propre corps et à cette nature incarnée que notre époque rejette. L’ouvrage de Michel Onfray aura – espérons-le – le mérite de poser la question du Christ dans le désert spirituel de ce temps. Pour nous, chrétiens, il fait prendre conscience par contraste que le Christ est un personnage concret, en chair et en os, corps réel donné et vrai sang versé par amour pour racheter nos fautes.

Abbé Paul Roy
Fraternité Saint-Pierre, modérateur du site Claves.org

© LA NEF n° 366 Février 2024