Simone Weil ©Wikimedia

Simone Weil mystique chrétienne

«La pensée de Simone Weil, un nouveau catharisme, constitue un des dangers les plus graves que puissent affronter les consciences chrétiennes. » Ainsi parlait Charles Moeller en 1954 dans Littérature du XXe siècle et Christianisme. Quinze ans plus tard, il regrettait son accusation hâtive de gnosticisme. Le mal était fait, pourtant, et des générations de commentateurs prompts à trancher se sont contentés de répéter son premier diagnostic. Moeller avait du moins l’excuse de n’avoir eu accès qu’à une publication très parcellaire des écrits weiliens.
En réponse à ces « anathema sit » approximatifs, mais aussi à des « sancta subito » sans examen, on attendait qu’un fin connaisseur de Simone Weil défie enfin frontalement ces passionnantes questions : la croix de la « vierge rouge » est-elle christique ? Son œuvre est-elle chrétienne ?
Un fin connaisseur. On attendait surtout Emmanuel Gabellieri, le mieux placé pour éviter les amputations rationalistes ou fidéistes, à l’image d’une œuvre qui donna une légitimité philosophique au surnaturel et un approfondissement surnaturel à la philosophie.
Le résultat est à la hauteur des attentes. En embrassant l’itinéraire intellectuel et spirituel de Simone Weil dans sa totalité, Gabellieri épingle et corrige raccourcis paresseux, soupçons infondés et contresens objectifs. Relativisme weilien qui l’amène à des rapprochements imprudents entre des figures païennes et le Christ ? Il cite saint Thomas devant le mystère d’hommes sauvés avant le Christ : « Il fallait donc qu’il existe en tout temps chez les hommes quelque représentation de la passion du Seigneur. » Refus obstiné du baptême jusqu’au lit de mort ? Une amoureuse de la Vérité ne pouvait guère être baptisée, ce qu’elle désirait de toute son âme, tant qu’elle était considérée comme hérétique. Insistance dangereuse sur les idées de « décréation » et d’anéantissement, dans un mépris manichéen de la chair et du monde ? Gabellieri révèle magistralement le fil rouge eucharistique de cette existence : « devenir nourriture pour autrui comme Dieu s’est fait nourriture pour l’homme. »
Ce livre, qui marquera les études weiliennes, convainc que le danger pour les consciences chrétiennes serait plus d’ignorer Simone Weil que de s’en nourrir.

Henri Quantin

  • Emmanuel Gabellieri, Être et Grâce, Simone Weil et le christianisme, Cerf, 2023, 280 pages, 29 €.

© LA NEF n° 366 Février 2024