Petite anthropologie d’un hôtel de luxe

En lune de miel à Vienne, je ne croyais pas devoir cartographier dans un hôtel prestigieux une faune et une flore dont je n’avais entendu parler qu’en conversation. L’écrivain, c’est son rôle, observe un milieu et en tire quantité de détails auxquels il donne une portée universelle et un sens général. L’écrivain ne peut fuir le réel. Il croque la vérité telle qu’il la voit ; il saisit des caractères sur le vif. Ce serait une faute professionnelle que de s’y soustraire, même en vacances. Qu’ai-je donc vu ? La réunion de la bourgeoisie du monde entier qui profite du tourisme de masse de manière uniforme. Les boomers d’Europe côtoient les bourgeois décadents et les classes dominantes extra-européennes occidentalisées. En se neutralisant, ces bourgeois ne forment qu’un « e pluribus unum » où Russes et Ukrainiens, Iraniens et Américains, Chinois et Japonais, Français et Allemands, tous, dans un même panier couvert de soie, cohabitent pacifiquement. Flottent sur la façade de l’hôtel tous les drapeaux du monde des riches. L’ambassade du mondialisme. Le grand mélange. Ce monde vague lissé par l’anonymat de l’argent se trouve abruti par le grand confort et la jouissance anesthésique de la consommation. 

Ces gens jouissent et accumulent avec tristesse, comme si une mélancolie profonde leur rappelait leur condition de mortels après chaque achat dont l’euphorie diminue en quelque secondes. Il n’y a aucune joie chez ces gens-là. Des fiancés à la mine blasée sirotent sans passion des cocktails au bar ; un couple d’Européens croit raviver la flamme autour d’un repas, une bouteille tiède flottant parmi les glaçons fondus du bac à champagne ; des enfants qui font des tronches blafardes sont greffés sur des tablettes ; des femmes sèches et austères règlent leurs tenues au quart d’heure de chaque caprices ; des vieux incontinents errent dans des couloirs vides parmi des ombres effacées d’une grande bourgeoisie de l’Empire austro-hongrois. La sortie du Musikverein, le 1 janvier, après le fameux concert du nouvel an, expose aux esprits qui ont le mépris facile le cortège bedonnant de ces bénéficiaires de valses et polkas, tirés à quatre épingles, dans des pelisses trop grandes, une écharpe blanche autour du cou, des costumes mal taillés, des pantalons en accordéon, et ces femmes du monde rivalisant à qui mieux mieux d’accoutrement loufoques, de robes de soir en plein jour, de kimonos kitchs, de chapeaux farfelus.  

Ce monde du haut n’a rien à avoir avec le cosmopolitisme de Zweig ou Morand : l’élégance est fanée, le prestige enterré, le panache consumé ; jusque dans cette haute idée de civilisation que des nostalgiques pensent défendre alors qu’elle est révolue depuis les deux dernières grandes guerres, on ne trouve rien d’autre qu’un cadavre à la renverse. Sorti de l’histoire, notre continent est un prestataire de service et offre ses charmes sur plateau. Tués dans l’âme, nous ne créons plus rien et bradons notre passé et notre patrimoine que des étrangers nous confisquent. Plus de jus, nous sommes lassés. L’énergie est ailleurs, transmuée, par dérivation, en art de faire de l’argent. L’Europe aux anciens parapets, la France des cathédrales, l’Italie des passions volcaniques et des airs pétulants de Rossini, l’Autriche aux sons des calèches tapant les pavés du Ring, ne sont plus qu’un doux rêve auquel votre serviteur a tenté de prendre part, par naïveté, par bêtise, peut-être. L’Europe est devenue le terrain de jeu de la bourgeoisie mondialisée extra-européenne, ne regardant pas à la dépense, et un lieu de pension pour des retraités fatigués, abonnés aux Relais et châteaux, qui ont le privilège de leur naissance, la satisfaction de leur succès passé et la sûreté de leur retraite ; brûlent leurs derniers feux alors que leurs petits-enfants déclassés ne parviendront pas à la même aisance.   

Tout d’abord, un lieu : Le Grand Hôtel de Vienne. La salle du petit-déjeuner : des banquettes rouges, de la moquette florale, quelques moulures au plafond que défigurent des œuvres d’art moderne proprement laides qui n’ont pour objectif que de plaire aux modernes et de gâcher le classicisme du lieu. Un lutteur en forme de Phallus. Une femme sous des airs de pyramide. La musique : d’ambiance, à ne pas y manquer, pas trop classique, car élitiste et impropres aux contemporains, pas trop moderne pour ne pas faire trop populaire, quelque chose d’uniforme, sur piano, dans le genre d’une reprise des Charriots de feu de Vangelis. L’Autriche, dont la jeune population est trop qualifiée dans l’industrie, l’ingénierie et le commerce pour se vautrer dans l’économie de service, accueille la main d’œuvre ouvrière et hôtelière parmi les sujets de la Sublime-porte et de ses anciennes marges : le breakfast manager turc, issu de la troisième génération d’immigrés,  passé du kebab au palace, satisfait de porter le costume et d’être venu à bout des tâches ingrates ; la cheffe de rang hongroise qui a quitté son pays pour s’offrir un meilleur destin alors qu’elle aurait pu faire autre chose de plus rentable mais de moins honnête; le serveur métisse nonchalant qui s’endort presque sur place ; la théorie de serveuses hautaines aux mines sans superbe, propres à refléter l’ambiance du lieu ; le portier qui juge à l’élégance de votre serviteur qu’il est un pauvre travailleur de l’éducation nationale et se met à l’affut, le nez à la piste, du touriste ouzbek plouc qui a les moyens.

Les espèces maintenant : Les Européens, tout d’abord dans la catégorie du bas. Les Espagnols sont des retraités qui ont fait fortune dans l’immobilier, se sont gavés sous Franco, ont prospéré sous Juan Carlos, accompagnés toujours d’une femme au brushing incertain, refaite de visage, sans trop de vulgarité non plus, assouplie, soucieuse d’un amant inconnu et vigoureux qui lui ferait boire du manzanilla et lui ferait danser la séguedille, dénervée dans son petit pull Gucci.  Ces picadors ont le pic mou et les doñas se pâment dans un ennui profond. Les Italiens du nord, lombards ou piémontais, sont des vendeurs d’épices et d’étoffes, de cuirs ou de voitures, reconnaissables par la finesse de leur cachemire, le brillant de leurs mocassins dans un ensemble qui fait souvent tache ou par un art du désaccord qui permet d’associer des boots et un costume Caraceni, jusque dans la montre attachée à la manche de leur chemise. Ils battent l’amble, presque fatigués de devoir manger, supportent une femme liftée qu’ils comblent de biens ou une fille dont le sac en cuir Louis Vuitton est le signe d’une réussite incontournable.  Les Grecs apatrides passent pour des Espagnols. Les Suisses doivent parler fort et rient grassement, tout en appuyant les mots « luxe » et « champagne ». Il y aura toujours une française, femme de chirurgien, pour faire entendre à qui le veut que « c’est un Scandale ! » ou qu’une situation est « insensée ! », sans vraiment savoir pourquoi. Le père de famille anglais qui a fait sa fortune dans le viandox ou la réparation de jeeps, nageant dans un jeans trop large et mal taillé, perdure avec une femme qui lui ressemble, les deux accompagnés d’adolescents moches et idiots, boutonneux et rouges des joues comme du ross beef, passant leur temps à jouer à la console. Des Allemands issus de la vieille aristocratie protestante d’origine française songent à leur Porsche, le ventre coincé par le volant, titillés par des fantasmes cachés pas très nets et une passion froide pour la rigueur, capables de mettre un costume beige et une cravate rayée crème, ou, dans l’ordre du kitsch, de déambuler en birkenstock jusqu’à la réception.                                                                                         

La bourgeoisie extra-européenne, quant à elle, se trouve bien au-dessus. Vainqueur de l’économie de marché, championne des délocalisations, elle a tous les attributs, comme des dépouilles opimes, de sa condition de parvenue : la casquette portée à l’intérieur, la chemise Versace, le pantalon Fendi imprimé d’un F tapageur, les sneakers blanches Balenciaga. Du mauvais goût en conserve. On trouve l’inimitable sous-influenceuse slave qui, vêtue à ras le bonbon, les seins et les lèvres offertes, misant sur le meilleur poney aux petits chevaux, garde ses AirPods dans les oreilles à table ; des Arméniens parvenus qui font des Face time en engloutissant leur omelette ; une foule de Tchétchènes et d’Azerbaïdjanais, suppôts des anciennes Républiques populaires, qui ont fait fortune dans le commerce plus ou moins légal de prostituées et d’armes ; des Russes dont la palette large et colorée va du ventripotent magnat du pétrole accompagné de sa pépé au boxeur reconverti en politique, le nez cassé, chef de gamins qui s’ennuient de voyage en voyage, en passant par le geek à capuche, discret et nerveux qui se demande bien ce qu’il fait là. Les Américains jacassent cent mètres à la ronde : « it’s amazing », « so wonderful, the blue sky », avec une facilité presque innée d’en faire toujours trop dans le domaine des émotions, sillonnant l’empire européen qu’ils supervisent pour acheter du cheese et du chocolate, du chocolate et du cheese. Leur sport : regarder les pauvres passer en fumant un bon cigare. N’allez pas croire qu’ils s’en tamponnent s’ils nous transforment en colonie.  Les Latinos sont des êtres vidés de leur âme habsbourgeoise, imitant par leur rotondité et leurs goûts les Américains et ne se soucient plus d’avoir été les descendants de Cortès et de Pizarro. Ils ont tout à apprendre. Les Japonais, eux, ne font que s’excuser, même quand leur ombre croise la vôtre.  Les Israéliens, convertis dans le commerce du pantalon à une jambe, se promènent une casquette vissée sur leur tête quand ils ne forment pas des équipes folkloriques d’orthodoxes en chapka et veste traditionnelle tandis que les touristes arabes, ne se souciant plus d’avoir une fortune, mangent dans leur chambre, à même les tapis, n’apparaissent pas aux yeux des mortels, ne défilent que dans les grandes transhumances avec leurs dix femmes et leurs quarante garnements, laissent une suite impériale dans le même état qu’une vente spéciale aux Emmaüs de Tourcoing.

Cette esquisse achevée, je repense à ce brave Sénèque qui, dans une lettre à son cher ami Lucilius, s’efforçait d’aimer la pauvreté, la simplicité, le dépouillement et, dans le même temps, se trouvait bien amer, en croisant de riches passants, de n’être point comme eux. On a beau clouer ses contemporains sur du liège comme les papillons à l’institut, on n’en est pas moins touché par cette confusion qui fait que l’on ne déteste pas forcément ce que l’on méprise. Il y a du Legrandin chez à peu près tout le monde. 

Nicolas Kinosky

© LA NEF Exclusivité internet, mis en ligne le 16 février 2024