Pierre Manent © Benjamin de Diesbach

Sommes-nous en régime libéral ?

Comment se porte notre régime libéral ? Et ses principes constitutifs ? À vouloir abolir les frontières et émanciper les minorités, nous avons détaché l’État du corps politique historique – la France – qu’il est censé servir ; cela s’est fait au profit d’une utopie européenne qui a fini par effacer la république représentative libérale qui fut le régime de la France, sans pour autant remplir ses promesses. Très puissante et lumineuse réflexion de Pierre Manent sur ces sujets.

La dépression morale et la désorientation intellectuelle qui, depuis une vingtaine d’années, ont pris possession de notre pays tiennent à une cause principale : nous ne savons plus dans quel régime politique nous vivons. Plus précisément, le régime dans lequel nous vivons n’est plus celui dans lequel nous sommes supposés vivre. Nous sommes supposés vivre dans une démocratie libérale, mais les institutions de ce régime tournent à vide et sont incapables de remplir leur fonction. Dans quel régime vivons-nous effectivement ?
Le régime libéral-démocratique repose sur l’association de deux principes qu’il faut joindre étroitement ensemble si l’on veut que le régime fonctionne bien, mais qui sont en eux-mêmes distincts et peuvent se séparer comme nous le voyons précisément aujourd’hui en Europe et spécialement en France.
Premier principe : l’État est le gardien impartial des droits des citoyens et sociétaires, il protège l’égale liberté de tous et de chacun. Second principe : le gouvernement est représentatif – représentatif des intérêts et des vœux d’un peuple constitué historiquement, représentatif de sa forme de vie et de son désir de se gouverner soi-même. Ces deux principes sont liés par un troisième, celui de la souveraineté du peuple.
Ainsi, dans le régime moderne, un peuple historique se gouverne souverainement lui-même sous la condition que l’égalité et la liberté des citoyens soient respectées dans la formation et l’application de la loi. L’État est impartial, mais des partis nécessairement partiaux alternent au gouvernement. Cette alternance permet aux opinions et intérêts qui divisent le corps civique de se sentir suffisamment représentés par les institutions gouvernantes. Ce dispositif qui autorise les plus vives oppositions est au principe de la plus grande stabilité, car il permet l’échange moral et affectif entre gouvernants et gouvernés, entre d’un côté la confiance des gouvernés, sinon envers le parti qui gouverne, du moins envers le régime qui organise l’alternance, et de l’autre le sentiment de responsabilité des gouvernants qui savent devant qui ils sont responsables.
Aujourd’hui, cet échange moral et affectif est pour ainsi dire glacé, l’alternance ayant été privée de sa vertu représentative et purgative. La droite et la gauche ayant renoncé, à partir des années 70-80, à leurs « peuples » de référence respectifs – la droite à la nation, la gauche aux « travailleurs » –, le dispositif représentatif tourna dès lors à vide. Droite et gauche dites « de gouvernement » se réunirent de fait dans une référence commune à « l’Europe », mais ce qui semblait promettre une politique moins partisane entraîna plutôt la défiance, et même une sorte de sécession, des deux « peuples » ainsi négligés. La classe dirigeante puise désormais sa légitimité non pas dans une représentativité qui lui échappe, mais dans son adhésion à des « valeurs » qu’elle entend inculquer aux populations récalcitrantes. Ainsi a-t-on laissé s’atrophier le gouvernement représentatif, en reportant l’essentiel de la légitimité politique sur l’État producteur de la norme impartiale. Pour être parfaitement impartiale, pour être insoupçonnable, la norme devra finir par se détacher entièrement du corps politique dans lequel l’État était enraciné et à la légitimité duquel sa propre légitimité était étroitement associée.

La dépolitisation de l’État

On voit où nous entraîne ce mouvement. Si l’institution étatique est désireuse et capable de garantir effectivement les droits égaux des sociétaires, ainsi que la recherche libre et non faussée de leurs intérêts particuliers, a-t-on véritablement besoin d’un gouvernement représentatif avec cet échange moral et affectif, toujours précaire, entre gouvernants et gouvernés, que j’ai évoqué ? Pourquoi l’État garant de nos droits et intérêts devrait-il être rattaché étroitement, indissolublement, au corps politique historique appelé France ? Le basculement de légitimité dont nous sommes les témoins tient à ceci que l’État rattaché à un corps politique particulier paraîtra toujours moins impartial qu’un État détaché de toute appartenance politique. Seule l’entière dépolitisation de l’État peut alors garantir sa parfaite impartialité. Selon la nouvelle légitimité, le droit du « migrant climatique », par exemple, l’emporte sans contestation possible sur le droit du corps politique qui n’a que son « bien commun » à invoquer – notion en vérité inintelligible aujourd’hui pour le juge, administratif ou judiciaire, qui ne veut juger qu’au nom de l’humanité en général, de l’humanité sans frontières. Ainsi, et telle est l’immense révolution dont nous sommes aujourd’hui les témoins, ou plutôt les acteurs et les victimes, dans ce nouveau régime, c’est le corps politique dont nous sommes citoyens qui est au principe de toute injustice à cause de cette préférence pour soi qu’il ne peut s’empêcher d’éprouver et d’exercer. Le point mérite qu’on s’y arrête.
Pour l’opinion qui nous gouverne, tout corps politique, toute république, découpe une circonscription arbitraire dans le tissu sans couture de l’humanité. De quel droit se séparer ainsi de l’humanité, de quel droit déclarer « bien commun » ce qui est tout au plus le bien propre de quelques-uns, d’un « nous » ? D’ailleurs, à l’intérieur même de nos frontières arbitraires, « nous » exerçons un pouvoir non moins arbitraire sur toutes sortes de groupes – les « minorités » – auxquels nous imposons ce supposé « bien commun ». L’œuvre de justice est alors de porter au jour les minorités opprimées, de faire entendre leur cri, tâche indéfinie, tâche interminable, car nous ne pouvons deviner aujourd’hui quelle nouvelle minorité opprimée viendra demain au jour. Remarquons que ceux qui réclament un nouveau droit n’avancent ordinairement d’autre justification qu’une « égalité » générique, sans se soucier d’établir que ce critère est applicable ou pertinent dans le contexte considéré.
Pourquoi les nouveaux droits échappent-ils à l’obligation de se justifier ? Pourquoi ce refus d’argumenter ? Tout simplement parce que la délibération, l’échange des arguments, présuppose nécessairement une société constituée, une conversation civique, une forme de vie partagée, un monde commun, bref, tout ce que la revendication minoritaire dénonce et rejette comme son oppresseur, son étouffoir, son bourreau. Le débat présuppose en effet non pas un accord sur la vérité politique, religieuse, ou autre, mais au moins ce minimum de sens partagé et de confiance qui rend la discussion possible, et que la revendication minoritaire rejette comme la forme la plus insidieuse de l’oppression majoritaire.

Les fausses promesses de l’Europe

Ce qui est le plus délétère dans ce double mouvement que j’essaie de cerner, c’est que, vers l’extérieur comme vers l’intérieur, il obéit à un principe d’illimitation. On n’aura jamais fini d’abolir les frontières, comme on n’aura jamais fini d’émanciper les minorités. On n’aura jamais fini de déconstruire ce que l’animal politique a construit, de défaire ce qu’il a à grand-peine ordonné.
Nous ne nous serions peut-être jamais engagés dans une aventure aussi stérile si nous n’avions pas cru que l’effacement des frontières nationales promettait une « nouvelle frontière », la « frontière extérieure » de l’Europe, ou que l’effacement du « commun » national promettait le « commun » nouveau de l’Union européenne. La preuve que cette promesse était illusoire, c’est que l’Union européenne est incapable de mettre un terme à son « élargissement ». Or chaque progrès en ce sens a signifié un affaiblissement politique de l’Europe, à la fois en accroissant son hétérogénéité intérieure et en diminuant sa capacité de se rapporter judicieusement à l’extérieur. Cette compulsion d’élargissement ignore que plus on s’étend, plus on entre en contact avec des contextes nouveaux et des difficultés inédites, réclamant toujours plus de capacité de délibérer, de décider et d’agir – ce qui manque à l’Europe depuis les commencements.
Ainsi, l’Union européenne, loin de substituer sa force à la faiblesse des nations qui la constituent, ne fait que confirmer et rendre irréversible l’abandon de la république représentative, qui fut le régime dans lequel nos pays, la France particulièrement, ont trouvé à l’époque moderne cette alliance de la force et de la justice qui est la finalité même de l’existence politique.

Pierre Manent

© LA NEF n° 366 Février 2024