Après les Gilets jaunes en 2018-2019, après les DOM-TOM en 2021, après les syndicats contre la réforme des retraites en 2023, après les banlieues toujours en 2023, c’est au tour des agriculteurs d’entrer en éruption en ce début 2024. Cette colère agricole revêt une dimension identitaire en France, tant la paysannerie est consubstantielle à l’âme de notre pays. « Pays » et « paysan » ont la même racine.
Mais d’autres espaces civilisationnels se distinguent au contraire par leur hostilité à l’agriculture. C’est par exemple le cas du monde musulman.
De manière générale, la conception monothéïste du divin est liée au désert. Comme l’écrivait Edgar Quinet en 1842 à propos du Dieu unique : « D’où a-t-il voulu paraître ?… Dans le désert, c’est-à-dire dans un lieu d’où la nature est absente, où le monde s’arrête, où il n’est rien qui puisse entrer en rivalité avec lui, où personne n’habite que lui-même, où son ombre est son unique compagnon… Partout au loin la nature déchirée… l’univers disparu, ni fleuve, ni source à adorer, ni bois, ni métal pour en faire un simulacre ; pas même une voix, hormis celle de la foudre ; mais partout la face de Jéhovah, seule brillante dans le vide de l’immensité. »
Toujours au XIXe siècle, Ernest Renan souligne que le désert est pureté et austérité, il ne permet ni centres religieux fixes ni temples. Contraints par la rudesse des conditions de vie, les nomades du désert abandonnèrent le polythéisme pour adopter un Dieu unique que l’on peut transporter avec soi. Abraham et Moïse, qui a guidé son peuple quarante ans dans le Sinaï, sont des personnages du désert. Le Christ se retire quarante jours dans le désert. À l’inverse, la forêt (par exemple amazonienne ou africaine) est psychologiquement propice à l’animisme et à la profusion des dieux et des esprits.
Mépris pour la culture de la terre
Le christianisme a repris cette conception monothéiste issue du désert, mais l’a tempérée par l’idée de l’Incarnation et par celle de la Trinité. C’est ce qui lui a permis de se diffuser dans des espaces géographiques qui n’étaient pas marqués du sceau de l’aridité et de se développer dans des écosystèmes très variés.
Au contraire, l’islam, qui est le monothéisme le plus intransigeant, refusant toute idée d’Incarnation, est resté profondément lié à son écosystème originel. La carte de l’islam correspond globalement à la carte des environnements arides. Là où le désert s’arrête, l’islam s’arrête. Ainsi en Afrique, il n’a pas réussi à sortir du désert saharo-sahélien pour s’implanter dans les forêts équatoriales, où la mouche tsé-tsé neutralisait les dromadaires et les chevaux des cavaliers d’Allah. C’est la géographie qui a tracé les limites de l’expansion islamique.
De plus, fidèle à ses origines désertiques, la civilisation islamique a rarement été propice à l’agriculture. Au contraire, elle a favorisé l’élevage pastoral (de vaches, de chèvres et de moutons), l’essor des villes et le commerce. Mais elle a souvent contribué à la destruction de la végétation, à la désertification, au recul des terres cultivées et à la bédouinisation (le mot est du géographe Xavier de Planhol). Un hadith (propos attribué au Prophète) affirme que Mahomet, voyant une charrue, aurait dit : « Le soc de cet outil ne saurait rentrer dans une maison sans qu’elle en soit avilie. »
L’islam est un jeu à trois : le commerçant ou l’homme de religion qui vit en ville, le bédouin du désert, le paysan. L’urbain méprise le bédouin, perçu comme une brute mal dégrossie et suspect d’hétérodoxie religieuse. Le bédouin méprise l’urbain, perçu comme un sédentaire ramolli. Mais il existe une alliance entre eux : le bédouin met son sabre au service de la foi prêchée par les urbains. Et tous deux méprisent le paysan, le fellah : le bédouin le rançonne tandis que l’urbain voit en lui un être qui risque de retomber dans le paganisme et qui se plie mal au contrôle social (les femmes sont mal voilées dans les champs !).
Tout cela explique les difficultés de développement du monde musulman. Au Moyen-Âge, le monde islamique voit fleurir les villes tandis que l’essentiel de la vie de l’Occident est replié dans les campagnes. Au XIIe siècle, l’agriculture occidentale connaît une révolution (invention du collier d’épaule, pratique de la jachère…). Cela permet de mieux nourrir les populations chrétiennes et de dégager les surplus qui vont s’accumuler au cours des siècles et qui serviront de capital de départ à la Renaissance et aux grandes découvertes, puis à la révolution industrielle. Méprisant la culture de la terre, l’islam n’a pas connu cette révolution agricole, ratant ainsi la révolution industrielle quelques siècles plus tard.
Toutefois, bien des exceptions existent. En Algérie, les Kabyles, fiers musulmans, sont des agriculteurs émérites (arboriculture…), ce qui explique les différences culturelles qui les séparent de leurs voisins arabes, adeptes du pastoralisme. En Indonésie et en Malaisie, l’islam a su prospérer dans un milieu maritime et tropical. Mais cet islam du sud-est asiatique, syncrétique et tolérant, est aujourd’hui menacé par la diffusion du wahhabisme… pur produit des sables du désert.
Jean-Loup Bonnamy
© LA NEF n° 367 Mars 2024