J. Delors en 1992 © Christian Lambiotte-European Communities-Wikimedia

Jacques Delors et le mythe européen

Jacques Delors (1925-2023) est décédé le 27 décembre dernier. Au moment où s’engage la campagne pour l’élection du Parlement européen, il est bon de comprendre comment l’Union européenne s’est engagée dans l’impasse fédéraliste actuelle, notamment sous l’impulsion de Jacques Delors.

Jacques Delors est mort récemment à 98 ans. Il était à la retraite depuis près de trois décennies. Voilà un délai suffisant, semble-t-il, pour que son activité publique, si loin dans le passé, puisse être évaluée de façon définitive. C’est ce que pensent les responsables politiques qui font son éloge funèbre. Tous estiment qu’avec le recul du temps, ils peuvent résumer ses actes en une seule phrase : Jacques Delors a contribué à dessiner le visage de l’Europe d’aujourd’hui, à la fois par sa ferveur européenne et par ses convictions catholiques.
Je reconnais la ferveur européenne de celui qui a été Président de la Commission de Bruxelles pendant dix ans (1985-1995). J’admets volontiers que ses convictions religieuses aient imprégné sa vie privée. Mais je ne parviens pas à percevoir en quoi la doctrine catholique a influencé ses décisions publiques. Il me semble, au contraire, qu’il a compromis le catholicisme dont il se réclamait, dans une équivoque dangereuse. Trente ans après, elle n’est pas dissipée.
En termes factuels, Delors a été le promoteur de trois réalisations importantes pour tous les habitants de l’Europe : l’acte unique, la convention de Schengen et la monnaie unique. Si nous abandonnons le jargon bruxellois pour parler clair, disons que son action a consisté à renverser les frontières entre États de façon à permettre, d’une extrémité de l’Europe à l’autre, une liberté absolue de circulation des marchandises, des services, des hommes et des capitaux et qu’il a couronné cette unification économique par une unification monétaire en créant l’euro. Des autorités supranationales ont été chargées par lui de veiller à la bonne application des « quatre libertés » et à une gestion prudente de l’euro.
Bien entendu, Delors n’a pas réalisé tout seul un changement aussi important. Il a été porté par un réseau d’hommes résolus et imaginatifs, particulièrement actifs au Parlement européen. Sans leur soutien, il n’aurait rien fait.

Le projet supranationaliste

Que voulaient-ils, ces hommes ? Ils n’en faisaient pas mystère. Tous étaient des disciples de Jean Monnet. Tous estimaient, comme leur maître à penser, que les guerres dévastatrices du passé européen avaient eu pour cause essentielle l’étroitesse de vues des gouvernements nationaux. La paix de notre continent exige la création d’une autorité supranationale. Monnet en avait construit le fondement. Elle avait commencé modestement en gérant des biens et des services d’intérêt commun. Elle avait étendu peu à peu son champ de compétence à toutes les activités de production et de commerce. Il lui était maintenant possible d’organiser une mutation décisive : l’unification économique de l’Europe. Telle était la mission de Delors. Mais ce ne serait qu’une étape. Monnet l’avait affirmé : l’unité économique est l’antichambre de l’unité politique. Le pouvoir économique gagné par l’autorité supranationale déboucherait infailliblement sur son pouvoir politique. Alors l’Europe déchirée du passé se métamorphoserait en une seule communauté de destin, dirigée par une seule autorité souveraine qui garantirait à ses citoyens une liberté, une prospérité et une paix définitives.
L’unification de l’Europe sous une autorité politique centrale a toujours échoué depuis mille ans. Elle n’a fait que provoquer, en retour, l’affermissement des souverainetés nationales. Mais les « supranationalistes » rejettent toute ressemblance avec les tentatives de Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon et Hitler ; ce n’est pas par la volonté d’un conquérant que leur Europe unie se construit, mais par le resserrement des liens économiques. Elle progresse dans la liberté des échanges, pas par la contrainte des armes. Les temps sont mûrs pour que leur méthode, impraticable autrefois, réussisse. En l’appliquant, l’Europe échappera à la décadence vers laquelle les particularismes nationaux l’entraînent. Une nouvelle ère de grandeur lui est promise.
Dans leur projet comme dans leur manière de faire, nos supranationalistes sont en fait les élèves d’un penseur beaucoup plus profond que Monnet et qui fut son inspirateur caché : Auguste Comte. Ce dernier avait bâti sa philosophie de l’histoire européenne sur « la loi des trois états » : l’ordre sur notre continent s’est d’abord construit sur des principes théologiques, que Comte appelle aussi fictifs ou fétichistes ; l’ordre est ensuite passé par un état intermédiaire, qui va de la Renaissance à la Révolution française et que Comte caractérise comme métaphysique ; il s’avance maintenant vers son état final : une ère de paix et de prospérité qui reposera sur la pensée scientifique ou « positive ». Les nations européennes relèvent toutes de la période théologique, puisqu’elles sont nées d’alliances entre pouvoir politique et « fétichisme » chrétien. Elles sont dépassées et ne peuvent plus engendrer que des conflits stériles. Il est grand temps de leur substituer une organisation positive de l’Europe, dont la science, et notamment la science économique, sera le support exclusif. Comte a même prédit que l’autorité suprême dans la « grande nation » du futur, serait nécessairement exercée par une « sociocratie » dont il fait une description étonnamment ressemblante à notre technocratie de Bruxelles.

Une pensée catholique antagoniste

La pensée catholique est foncièrement antagoniste à cette interprétation de l’histoire européenne. Elle constate que nos nations sont d’origine naturelle, puisque des aspirations populaires les ont formées. Elles sont donc voulues par Dieu. Les hommes n’ont ni le pouvoir, ni le droit, de leur substituer des constructions artificielles, issues de raisonnements abstraits. Elles sont entrées dans l’histoire avec leur baptême, ce qui signifie qu’elles ont une mission historique qui est de nature transcendante. Auguste Comte, Jean Monnet et leurs disciples amputent la réalité politique et sociale en rejetant toute vocation transcendante des communautés humaines. Étant baptisées, nos nations sont tenues de rester fidèles aux règles intransgressibles qui sont contenues dans le Décalogue. Elles tomberont en décadence si elles écoutent Comte et les « européistes » d’aujourd’hui, pour qui les « valeurs » de l’Union européenne sont par essence « évolutives et dynamiques » et qui proclament le droit de la société à les modifier comme elle l’entend. Au total, la doctrine catholique voit dans le projet de Comte et Monnet, une chimère dangereuse.
Est-ce à dire qu’elle est hostile à une organisation rationnelle de l’Europe ? Non. Elle croit indispensable de garder vivante la souveraineté de toutes nos nations, parce que celle-ci est la condition de leur réponse à la transcendance, mais elle approuve leur libre coopération en tous domaines pratiques. Leur solidarité est un levier qui les fait toutes progresser dans leurs missions.
Pour ceux qui hésitent à reconnaître la nature de l’arbre planté par Monnet, il reste possible de le juger par la qualité de ses fruits. Jacques Delors a été mieux placé qu’aucun autre de ses contemporains pour constater quels fruits produisait le projet « intégrationniste ». Son œuvre propre, l’unification économique et monétaire, est loin d’avoir apporté aux Européens, les avantages éclatants qu’il avait promis. L’euro, par exemple, a provoqué la ruine durable de la Grèce ; la libre circulation des capitaux a ébranlé profondément la société espagnole ; la libre circulation des hommes a vidé la Croatie d’un tiers de sa population, la plus jeune et la mieux formée. Le recul du temps montre que l’Acte unique, Schengen et la monnaie unique ont renforcé les États les plus puissants, l’Allemagne principalement, et affaibli les plus fragiles. L’Union européenne est allée à l’opposé de la « convergence » annoncée. En toute hâte, Delors a tenté de contrer l’évolution délétère que ses agissements suscitaient, en distribuant des « fonds structurels », c’est-à-dire des subventions accordées aux régions les plus pauvres. Leur montant n’a cessé de grossir depuis 1990, mais les inégalités entre citoyens, entre classes sociales, entre régions et finalement entre nations européennes, ont grandi plus vite que les compensations attribuées par la Commission de Bruxelles.

Delors, toujours plus loin

Mais ni la doctrine catholique ni les évènements contraires n’ont ébranlé la foi européenne de Delors. Pendant toute la durée de sa longue retraite, il a continué de vanter les bienfaits de l’intégration. C’est lui qui a soufflé à Mitterrand la formule : « la France est notre patrie ; l’Europe est notre avenir. » Son mot final a été : « L’Europe a pour vocation de devenir une fédération d’Etats-nations », le pouvoir fédéral étant, dans son esprit, la Commission de Bruxelles qu’il a tant fortifiée.
Après lui, la Commission s’est sentie encouragée à étendre son pouvoir non plus seulement dans le domaine économique, pratiquement con­quis, mais aussi sur le terrain politique. Elle l’a fait « à sa façon sournoise », selon l’expression de Valery Giscard d’Estaing, en grignotant sans cesse de nouvelles compétences. Le Parlement européen lui a emboîté le pas. Les Parlements nationaux, dessaisis dans les faits de leurs prérogatives légales, ont protesté. Les chefs d’État, appelés à trancher, ont confié à une assemblée tout exprès constituée, la tâche de les éclairer. Ce fut le mérite de la « Convention » et de son président, Giscard, que de poser une limite aux compétences de la Commission. En résumé, son autorité était reconnue comme supérieure à celle des États en matière économique mais les questions politiques lui étaient interdites. Ces dernières relevaient exclusivement des chefs d’État réunis en Conseil européen. La souveraineté de chaque nation était scrupuleusement respectée pour ce qui touchait sa politique étrangère et sa défense, puisque, dans ces domaines essentiels, l’unanimité des États participants était obligatoire. Ainsi la souveraineté fragile des nations les plus petites était en partie protégée par un traité. C’est cette clause qui a permis, par exemple, à la Hongrie de résister victorieusement aux pressions de la Commission et du Parlement européen, dans une dispute engageant l’exercice de sa souveraineté.
L’équilibre établi par le traité de Lisbonne est-il définitif ? La clarté de Giscard a-t-elle corrigé la confusion de Delors ? J’en doute. On en a la preuve en ce moment même. Les interdictions écrites dans la « Constitution » de l’Europe n’empêchent pas Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, de se précipiter à Kiev, Jérusalem, Pékin et Washington pour prendre parti, « au nom de l’Europe », dans de graves problèmes de politique internationale. Le Parlement européen, de son côté, vient de voter une « résolution » qui réclame à la fois sa participation aux décisions touchant la politique étrangère et l’abrogation de la règle de l’unanimité dans les votes du Conseil des chefs d’État. L’esprit intégrationniste ne considère pas qu’un traité, même élaboré avec ses représentants, le lie une fois pour toutes. Il pense, comme son inspirateur le plus pénétrant, Auguste Comte, que « tout est relatif ». Les traités sont, comme les valeurs morales, soumis à la loi universelle de modifications « évolutives et dynamiques ». La chimère de l’unification politique de l’Europe sous la direction de la Commission et du Parlement, n’a pas fini de nous harceler.

Michel Pinton
Ancien député au Parlement européen

© LA NEF n° 367 Mars 2024