Lectures Février 2024

MES ANNÉES FOLLES
Révolte et nihilisme du peuple adolescent après Mai 68
JEAN-PIERRE LE GOFF
Robert Laffont / Stock, 2023, 426 pages, 22 €

Pourquoi lire le livre d’un ex-gauchiste boomer ? Pour plusieurs raisons : l’auteur nous prend par la main et nous fait découvrir au fil des pages son engagement politique estudiantin en toute sincérité ; Jean-Pierre Le Goff n’occulte pas ses atermoiements, ses aveuglements, son fanatisme, son irréalisme. Il nous permet de mieux comprendre le sectarisme d’une partie de la jeunesse qui souhaitait faire table rase du passé, qui, pensant se situer dans le camp du bien, empêchait leurs professeurs de faire cours parce qu’ils ne répondaient pas à leur doxa et qui, pourtant, était prête à se jeter dans les bras des pires dictateurs : Lénine, Trotski, Mao…
L’auteur nous montre un monde en noir (les dominants) et blanc (les dominés), bien loin de la complexité du monde tel qu’il est. Sous des airs de jeunes libertaires, on ne trouve que des commissaires politiques. Si les gauchistes ont perdu sur le plan politique, ils ont gagné sur le plan culturel et sociétal. Nous avons échappé à la dictature politique, mais pas à la dictature soft, qui remet en cause les fondements et les valeurs qui constituent nos sociétés.
Heureusement, Jean-Pierre Le Goff a bien évolué, ainsi que ses deux compères de l’université de Caen, pourtant très impliqués dans les mouvements d’extrême gauche : Marcel Gauchet et Paul Yonnet. Le premier des trois dénonce désormais le gauchisme culturel, le deuxième l’immigration de masse et le troisième l’idéologie anti-raciste.
Un livre agréable à lire par le style et le ton. L’auteur finit sur une note pleine d’espoir : « Pour affronter les nouveaux défis du XXIe siècle, il est temps de renouer le fil de la transmission. »

Patrick Boykin

MALRAUX DEVANT LE CHRIST
FRANÇOIS DE SAINT-CHÉRON
Desclée de Brouwer, 2023, 180 pages, 15,90 €

D’André Malraux, on sait qu’il se disait agnos­tique. On sait aussi que ses écrits sur l’art chrétien témoignent d’une compréhension profonde, bien au-delà de son érudition par ailleurs prodigieuse : Malraux le comprenait de l’intérieur. Très tôt, François Mauriac, son aîné, ne s’y est pas trompé : « Déjà, à dix-huit ans, quand il parlait du Christ, ce réfractaire savait de qui il parlait. »
François de Saint-Chéron, familier de Malraux, de l’homme et de son œuvre, a voulu mettre en lumière cette relation singulière, presque obsédante, qu’il entretenait avec le Christ. Elle apparaît constante, quoique sous un mode paradoxal chez un homme qui confessait ne pas avoir la foi. Les multiples chemins empruntés par cet ouvrage conduisent tous à une même présence. La fréquentation des saints – et avec quelle intelligence : saint Jean, saint Paul, le Pauvre d’Assise, saint Bernard, la petite Jeanne, Charles de Foucauld… Les familiarités littéraires et spirituelles : Bernanos, Claudel, Péguy, José Bergamin, Maritain, Jean Grosjean, avec Dostoïevski et Pascal en arrière-plan. Les amitiés religieuses, avec le Père Bockel, aumônier de la Brigade Alsace-Lorraine, les religieuses qui l’ont recueilli pendant la guerre et lui ont donné l’Évangile selon saint Jean, plusieurs dominicains comme le Père Couturier, Mgr Marty. Les amitiés humaines et chrétiennes qui ont accompagné son aventure politique : de Gaulle, au premier chef, et sa nièce Geneviève, Élisabeth de Miribel, Edmond Michelet qu’il appelait l’aumônier de la France. Tous les sentiers témoignent de la quête inlassable par Malraux de la part transcendante de l’homme, de tout homme, qui le renvoie inlassablement au Christ.
Quête véhémente, angoissée, parce que hantée par la réalité du mal et de la souffrance. Déjà, dans La condition humaine, il écrit : « Que faire d’une âme, s’il n’y a ni Dieu ni Christ ? » ; et, après la guerre, à Bernanos : « Avec les camps, Satan a reparu visiblement sur le monde. »
François de Saint-Chéron rapproche avec finesse la relation de Malraux au Christ de la lutte de Jacob avec l’ange, en fait avec Dieu. Il en ressort blessé « au défaut de l’âme » selon ses propres mots. Il reste que la présence du Christ se dégage du personnage comme la grâce sourd de la matière charnelle dans les Christ de Rouault. Elle lui donne toute sa profondeur et la plus belle part, peut-être, de sa grandeur.

Fr. François Daguet o.p.

ILS NE SAVENT PAS CE QU’ILS FONT
PÈRE HENRY HAAS ET CORINNE-MARIE ERNOTTE DUMONT DE LA CRUZ
Via Romana, 2023, 188 pages, 18 €

Parmi les multiples manières de dénoncer les errances de l’Église contemporaine, les auteurs de ce livre ont choisi un mode doux-amer. En rapportant les bévues, sottises, voire sacrilèges réels constatés dans nos paroisses, ils montrent à travers moult anecdotes combien nombre de clercs et laïcs ont perdu non seulement le bon sens mais aussi le sens du sacré. La lecture de l’ouvrage s’avère au départ distrayante puis, à la longue, accablante.

Denis Sureau

LES PAPES ET LA FRANCE DE CLOVIS A DE GAULLE
PERE MICHEL VIOT
Préface du cardinal Philippe Barbarin, Via Romana, 2023, 370 pages, 25 €

« Rafraîchir les mémoires. Que ce soit à l’échelon individuel ou collectif, celles-ci arrivent aux portes du tombeau, faute de nourriture et d’exercice en ce début de XXIe siècle. » Telle est l’intention qui a conduit le Père Michel Viot à écrire cet ouvrage érudit consacré à la longue et complexe histoire des relations entre la papauté et la France. La diffusion de l’Évangile dans notre pays remonte certes à l’arrivée en Provence des plus proches amis de Jésus peu après la Pentecôte, mais c’est le baptême de Clovis à Reims (l’auteur retient la date de 508 et non 496) qui a institutionnalisé le catholicisme dans notre pays. En 816, le sacre de Louis le Pieux, fils de Charlemagne, célébré à Reims par le pape Étienne IV, inaugura le lien entre la monarchie française et le Saint-Siège. Celui-ci fut renforcé par la bulle Dei Filius (1239) adressée par Grégoire IX au roi Louis IX, futur saint, conférant à la France, « de préférence à toutes les nations de la terre », le rôle de protectrice de la foi catholique. De ces événements résulte le titre de « fille aînée de l’Église », formule qui n’implique cependant pas l’asservissement du régime royal à la papauté, pas plus qu’elle ne garantit la stabilité de leurs relations.
De fait, au fil des siècles, les désaccords et les crises, alternant avec des retrouvailles, des compromis ou des désapprobations pontificales, ne vont pas manquer entre le Saint-Siège et les dirigeants français. Michel Viot décrit ces étapes avec précision en s’appuyant sur de solides sources et les situant dans leur contexte européen et géopolitique, par exemple le danger turc. Outre l’épisode du grand schisme d’Occident, qui vit plusieurs papes s’établir en Avignon, rivalisant avec ceux de Rome, il y eut la Réforme luthérienne, les guerres de Religion, l’abjuration du protestantisme par Henri IV, la désapprobation de l’Édit de Nantes par Clément VIII, le jansénisme, le gallicanisme, la franc-maçonnerie, la Constitution civile du clergé destinée à établir une « Église nationale », la méfiance des papes envers l’entreprise révolutionnaire et son projet de « déchristianiser la France ». À cet égard, l’auteur rapporte la réaction sévère de Rome à l’exécution du roi Louis XVI que Pie VI qualifia de « martyr ». Michel Viot décrit ensuite le Concordat négocié par Napoléon, certaines décisions doctrinales de Pie IX (le Syllabus, sur les erreurs du temps) et de Léon XIII (Au milieu des sollicitudes, sur le choix du régime politique). Ce dernier sut profiter de la politique coloniale du ministre franc-maçon Jules Ferry pour « envoyer des missionnaires catholiques là où les Anglais auraient installé des missionnaires protestants ». Vint ensuite la loi de séparation condamnée par Pie X puis par Pie XI. Cette magistrale fresque historique s’achève par la période gaullienne et la création d’une structure de dialogue entre l’Église et l’État (2002).
« France, fille aînée de l’Église, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » En rappelant dans sa préface l’interpellation formulée par Jean-Paul II en 1980, le cardinal Philippe Barbarin y voit la justification actuelle du livre de Michel Viot.

Annie Laurent

TOCQUEVILLE
SOPHIE VANDEN ABEELE-MARCHAL
Cerf, 2023, 208 pages, 14 €

Tocqueville fait partie de ces personnages passés à la postérité pour leur œuvre plus que pour leur vie. De la démocratie en Amérique est en effet devenu un classique de l’histoire des idées politiques, analysant la progression inexorable de l’idéal démocratique sous le signe d’une égalité potentiellement tyrannique pouvant engendrer un despotisme impersonnel des masses. De même, L’Ancien Régime et la Révolution a renouvelé la science historique en présentant la Révolution française non sous l’angle d’une rupture mais comme l’aboutissement d’un processus engagé depuis des siècles par la centralisation monarchique.
Mais on aurait tort de réduire Tocqueville à ces deux références bibliographiques, pour magistrales qu’elles soient. La biographie publiée par Sophie Vanden Abeele-Marchal, maître de conférences à la faculté des lettres de Sorbonne Université, présente l’immense avantage de redonner chair au personnage.
On suit les tiraillements d’un héritier d’une grande famille aristocratique – il est l’arrière-petit-fils de Malesherbes et le neveu de Chateaubriand – qui se découvre au fil du temps des affinités démocratiques : « J’ai pour les institutions démocratiques un goût de tête, mais je suis aristocratique par instinct », écrit-il. Une évolution qui le conduira à briguer le suffrage des électeurs dans le département de la Manche dont il sera député et président du Conseil général, parvenant même à être brièvement ministre des Affaires étrangères en 1849. « Je vaux mieux dans la pensée que dans l’action », résume-t-il, dépité, à l’approche du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851 auquel il s’opposera en vain.
On y voit aussi un Tocqueville intime, épousant par amour une roturière anglaise de six ans son aînée avec laquelle il ne pourra avoir d’enfants. On suit enfin ses différentes pérégrinations qui le conduiront aux États-Unis, en Angleterre ou encore en Algérie. Un récit qui se lit agréablement et livre au lecteur des aspects méconnus de la personnalité de l’écrivain.

Benoît Dumoulin

CONVERSATIONS SUR PAUL
OLIVIER-THOMAS VÉNARD, 
GRÉGORY TATUM
Domuni-Press, 2023, 350 pages, 22€

Nous ne cesserons jamais de nous émerveiller et de découvrir à nouveau frais les lettres et la vie de l’immense saint Paul. Existe-t-il un autre auteur dont les quelques pages – treize lettres – furent autant étudiées dans l’histoire ?
L’ouvrage rassemble les échanges, à bâtons rompus, des meilleurs spécialistes de l’Apôtre, réunis pendant une semaine à l’École Biblique de Jérusalem. Le sous-titre humoristique du livre reprend l’ordre de Paul aux Colossiens : « Supportez-vous les uns les autres. » Effectivement les échanges sont vifs et les points de vue ne concordent pas toujours. Il faut aimer les débats techniques et être passionné de saint Paul. Mais, si tel est le cas, on trouvera grand plaisir à lire cette somme, qui donne l’état de la science actuelle sur les différentes questions de l’auteur réel des lettres, de leur intégrité, de la chronologie de sa vie et de ses lettres et du judaïsme palestinien du premier siècle de notre apôtre.
On est heureux de constater que les travaux sur l’idiolecte – c’est-à-dire l’étude de la manière propre et inimitable qu’à chaque personne d’écrire et de construire ses phrases et sa pensée – vont dans le sens d’un auteur unique des treize lettres pauliniennes (qui sont habituellement ventilées en trois groupes de lettres et d’auteurs).
Le livre se détache, vers la fin, des problématiques littéraires techniques et propose une étude de la théologie paulinienne interprétée par Luther et ses successeurs, ou encore dans l’œuvre du philosophe athée et marxiste Alain Badiou. L’ouvrage se termine avec les représentations de Paul dans l’art des premiers siècles et chez les cinéastes contemporains, en particulier Rossellini et Pasolini. On sort épuisé et heureux de cette roborative lecture, et toujours plus admiratif du grand Apôtre des nations.

Abbé Etienne Masquelier

LE DISCERNEMENT
À l’usage de ceux qui croient qu’être intelligent suffit pour décider
FRANÇOIS BERT
Artège, 2023, 162 pages, 17,90 €

François Bert s’attaque à un gros morceau de l’ascèse ignatienne : le discernement fait partie du cœur de la pensée de saint Ignace de Loyola, des Jésuites, ainsi du pape François. C’est dire si le discernement chrétien est à la mode. Mais l’auteur veut se dissocier de cet héritage, le laïciser tout du moins. « Tous nos travaux ont concouru à objectiver le fonctionnement naturel du discernement pour le donner à tous et l’extraire de la tentation qu’ont eue certains praticiens de la méthode jésuite de l’intellectualiser au point de la couper du réel. » Il semble prévenir que son approche du discernement lui est personnelle et qu’elle ne s’inscrit pas dans une filiation.
La réflexion d’ensemble de l’auteur s’élabore par cercles concentriques autour de la notion. À chaque chapitre, il l’enrichit sous forme de digressions. Le discernement se traduit selon lui par une « écoute » attentive, une réception permanente du terrain, dans l’attente d’une captation de ce qu’il nomme « l’évidence », c’est-à-dire « la manifestation calme et répétée de la réalité ». Là s’impose alors la décision.
François Bert poursuit la réflexion qu’il mène avec les dirigeants qu’il accompagne depuis de nombreuses années. En 2016, il écrivait Le temps des chefs est venu (Edelweiss éditions) où il décrivait l’idéal d’un chef en passant au crible l’ensemble des présidents de notre Ve République. On aurait pu passer à côté de Cote 418 (Edleweiss éditions, 2018), récit fictif où un lieutenant de la Grande Guerre doit donner ses ordres à ses soldats au milieu de la terreur du no man’s land et de l’horreur des tranchées. Mais le roman s’inscrit aussi dans l’itinéraire du professionnel car il montre là les affres de la décision. Dans ce troisième ouvrage, il apporte des réponses et vient souligner le préalable au bon commandement tout en apportant des exemples concrets issus de son école du discernement.

Pierre Mayrant

Le dernier fleurt d’Henri Matisse
Philippe Verdin
Cerf, 2023, 216 pages, 17 €

Dernier fleurt ? Ne cherchez pas la faute… Matisse joue avec les mots, brodant sur le motif floral qu’il affectionne tant. Cette fleur qui égaie le vieil homme, c’est Monique Bourgeois, jeune fille pétulante, délicate et à la foi profonde.
Nous sommes à Nice en 1941 : Matisse se remet doucement d’une grave opération où il faillit perdre la vie. D’abord garde-malade, Monique devient son modèle, son assistante et surtout sa joie de vivre au point qu’il ne peut plus se passer de sa présence.
Lorsqu’elle rentre chez les dominicaines, Sœur Jacques-Marie convainc l’artiste de réaliser la chapelle du Rosaire du couvent de Vence. Au grand dam de ses amis communistes d’alors, Picasso et Aragon notamment, Matisse travaillera durant plus de trois ans à ce projet, entouré par les architectes, le Père L.-Bertrand Rayssiguier et Auguste Perret : vitraux, dessins, chemin de croix, mobilier, chasubles, Matisse aborde toutes les techniques sans se départir d’une profonde recherche liturgique.
Le récit des péripéties de la réalisation de cette chapelle a une saveur particulière dans le bouillonnement artistique et intellectuel de l’après-guerre. Il se dégage de ce livre la fraîcheur communicative de cette dominicaine qui, certainement, accompagna et imprégna Matisse de sa foi débordante dans ce qu’il considérera comme l’aboutissement de toute sa vie.

Anne-Françoise Thès 

TRÈS SAINT-PÈRE
80 témoignages d’amour pour l’Église
La Voie Romaine, 2023, 208 pages, 21,90 €

Le 21 octobre 2022, au terme d’un pèlerinage de plus de 1500 km, une vingtaine de mères de prêtres remettait au pape François plus de 2000 lettres de catholiques exprimant leur inquiétude suscitée par le motu proprio Traditionis Custodes. Soigneusement choisies dans cette volumineuse correspondance, quatre-vingts lettres viennent d’être publiées dans un album très joliment mis en page. On devine l’intention des éditeurs de montrer la diversité des témoignages par-delà le noyau dur des fidèles à la messe traditionnelle. En effet, la décision du pape a également choqué des paroissiens ordinaires, de tous âges, assistant habituellement à la messe en français, pour certains membres de la Communauté de l’Emmanuel ou engagés dans des initiatives sociales étrangères à la sphère « tradi ». On est touché notamment par les récits de conversion, où l’on voit que la grâce est passée à travers la beauté d’une liturgie qui irradie le sacré.

Denis Sureau 

PROPOS D’AVANT-HIER POUR APRÈS-DEMAIN
GUSTAVE THIBONMame, 2023, 178 pages 19 €

Faut-il se réjouir de la publication des derniers inédits du grand Thibon ? L’homme, le philosophe, est toujours, même dans des notes prises sur un coin de table comme ce que l’on publie ici (des croquis préparatoires à des conférences, et des carnets de voyage), profond, souvent drôle, jamais inutile. On relèvera des belles formules comme : « Exemples de génies secs : un Maurras, un Valéry ; de génies humides : un Lamartine, un Verlaine. » Ou des intuitions paradoxales : « Il y a des erreurs fécondes et des vérités stériles. »
On peut noter en passant que la métaphore qui revient sans cesse, et le plus, chez ce « paysan » est celle de l’aile, de l’oiseau, de la légèreté. En ce sens, il est fils de Nietzsche, et ennemi de la lourdeur comme gravité. Chantre de la « communauté », Thibon n’est-il pas cependant l’esprit le plus indépendant du monde ? Ne vécut-il pas à l’inverse de la vie traditionnelle qu’il prônait ? C’est une complexité neuve qu’il faudrait ajouter à son personnage.
Mais il faut aussi dire qu’on a parfois l’impression que Françoise Chauvin, son exécutrice testamentaire, trait la bête jusqu’à en extraire les dernières gouttes. Alors que, malgré l’excellent Dossier H dirigé par Philippe Barthelet il y a dix ans, manque toujours une biographie intellectuelle de qualité du philosophe. Avis aux éditeurs.

Jacques de Guillebon 

QUE SERT À L’HOMME DE GAGNER L’UNIVERS ?
FRANÇOIS-MARIE HUMANN
Cerf, 2023, 232 pages, 22€

Ce livre est un commentaire continu de l’Évangile selon saint Marc. L’auteur, père abbé des chanoines réguliers prémontrés de l’abbaye de Mondaye, cherche, en méditant le second Évangile, à comprendre, pour aujourd’hui, la question de la conversion chrétienne. Il y retrouve les fondements des conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté et d’obéissance – conseils suivis formellement par les consacrés, mais utiles pour tous. Il montre comment la communauté des premiers disciples se construit dans la charité et scrute notamment les très actuelles questions de l’autorité dans l’Église, du célibat consacré et de l’évangélisation. Enfin, sa méditation sur la Passion et la Croix aidera chacun, religieux ou laïcs, à purifier ses désirs, à se détacher de l’idolâtrie et à réorienter sa vie à la suite du Christ.

Abbé Étienne Masquelier

L’UNIQUE SUJET ÉGLISE SELON JOSEPH RATZINGER
JEAN-MALO DE BEAUFORT
Parole et Silence, 2022, 464 pages, 28 €

L’abbé Jean-Malo de Beaufort a eu la juste intuition de revenir sur une « notion clé » chez Ratzinger mais peu étudiée pour elle-même : le « sujet Église ». C’est d’abord dans une perspective de théologie fondamentale que Ratzinger s’intéresse au sujet récepteur de la Révélation. Il s’inspire des travaux de Lubac sur le « Je » qui accueille la Révélation et sans doute aussi de ceux de Balthasar et son fameux « Qui est – et non qu’est-ce que – l’Église ? » L’Église traverse ainsi les vicissitudes de l’histoire tout en restant identique à elle-même, même si elle progresse dans sa compréhension de la foi. À partir de Jn 14, 26 et 16, 13, c’est « la mémoire pneumatique », c’est-à-dire l’anamnèse des évènements salutaires par l’Esprit Saint, qui constitue ce sujet Église. L’auteur relève que le théologien doit en quelque sorte s’identifier à ce sujet dont la voix vivante s’exprime non seulement dans l’Écriture mais aussi à travers le sensus fidei et le magistère. Ce sujet est déjà un sujet culturel de telle sorte que Ratzinger préférait parler, au sujet de la rencontre de la foi avec les cultures, d’interculturalité plus que d’inculturation. Cette « notion de sujet Église permet enfin de penser les discontinuités doctrinales survenues au cours de l’histoire de l’Église » (p. 409) et l’on sait l’importance que Benoît XVI accordera à ce principe herméneutique pour situer l’enseignement de Vatican II dans un rapport de conformité diachronique avec le magistère antérieur. L’abbé de Beaufort souligne que le mot « sujet » n’a pas de connotation sociologique chez Ratzinger mais que ce dernier lui confère un sens théologique original. On peut parler d’une « ecclésiologie de la Parole » dans la mesure où la Parole de Dieu, pleinement révélée en Jésus-Christ, suit son cours dans l’histoire en générant le sujet capable de l’entendre et de la comprendre.

Christian Gouyaud 

MARTIN BUBER
Théoricien de la réciprocité
ALAIN DE BENOIST
Via Romana, 2023, 126 pages, 16 €

Préfacé par Guillaume de Tanoüarn, ce livre est une excellente introduction à celui qui est considéré comme l’un des plus grands penseurs juifs, le philosophe Martin Buber et à son œuvre.
Martin Buber est né en Autriche en 1878, d’une famille juive religieuse, son grand-père est lui-même rabbin issu d’une longue lignée, érudite et largement polyglotte. Son parcours intellectuel est marqué d’étapes fondamentales : études philosophiques, découverte des mystiques rhénans, un engagement et une vision du sionisme qui l’opposera à Théodor Herzl, et surtout la révélation apportée par l’étude du judaïsme hassidique.
C’est en 1923 qu’il publie son chef-d’œuvre Je et Tu (Ich und Du) qui fonde sa théorie de la réciprocité dans les relations humaines, préfacé dans sa version française par Gaston Bachelard et remarqué par de nombreux philosophes contemporains, notamment Husserl, Scheler, Heidegger, Sartre, Lacan … qui furent influencés ou s’appuyèrent sur ses travaux. Buber développe une approche des relations humaines au travers des couples de « mots-principes » Je-Tu et Je-Cela, le premier engageant une réciprocité humaine, voire une transcendance divine, que nie le second.
Fuyant le national-socialisme, il s’installe à Jérusalem en 1938 où il enseignera, où il militera pour une étroite collaboration entre Juifs et Arabes et où il décédera en 1965.

Anne-Françoise Thès

À SIGNALER

LE TRÉSOR DES RANDOLS
Éditions de Randol, 2023, 480 pages, 30 €

À quelques centaines de mètres de l’abbaye de Randol se trouve un magnifique petit village, maintenant sans habitant, que les moines ont restauré pour en faire des maisons d’hôtes pour les visiteurs ou retraitants de l’abbaye. La dernière habitante du village (décédée en 1980) a recueilli « le Trésor des Randols » que les moines nous offrent dans ce livre extraordinaire : tradition transmise de génération en génération, d’une sagesse enracinée dans la foi de gens simples, qui révèle une mini-chrétienté porteuse de bien des leçons pour notre époque. Un livre émouvant d’un monde que l’on aimerait voir renaître.

Patrick Kervinec 

© LA NEF n° 366 Février 2024