L'Arche de Noé, par Edward Hicks © Wikimedia

Mythe et histoire : le déluge

L’histoire du déluge, dans la Bible, est un bon exemple de la façon dont se pose la question des relations entre l’Écriture Sainte, l’histoire et l’archéologie. Explications.

Le livre de la Genèse rapporte, des chapitres 6 à 9, le récit d’un déluge universel ayant englouti l’humanité à l’exception d’une seule famille, celle de Noé, au début de l’histoire humaine.
Jusqu’à la naissance de la critique historique (au XVIIe s.), personne en Occident ne doutait de l’historicité de cet événement et tous comprenaient ce récit au sens littéral. Depuis l’impact de l’école historico-critique en exégèse, il est couramment admis que ce récit présente un caractère essentiellement mythique. Néanmoins certains le tiennent pour exact et historique, organisant de temps en temps des expéditions en Arménie, sur le mont Ararat, pour retrouver les restes de l’Arche.
Avons-nous des raisons objectives de pencher pour une des deux thèses en présence ? Ou pour une troisième thèse médiane ?

Approche historique et archéologique

Le récit d’un déluge engloutissant l’humanité tout entière n’est pas propre à la tradition biblique. La littérature mésopotamienne en présente un de comparable, qui daterait au moins du 2e millénaire av. J.-C. Ses ressemblances avec le texte biblique sont telles qu’il s’agit là, très vraisemblablement, de deux traditions puisant à un même récit originel (1).
Les découvertes archéologiques en Mésopotamie ont permis de retrouver plusieurs traces d’inondations catastrophiques locales, dont la plus importante par son ampleur a eu lieu à Ur, vers 3900 av. J.-C. Les récits mésopotamien et biblique du déluge s’insèrent fort bien, l’un et l’autre, dans le cadre historique de cette inondation. En particulier, les débuts de l’élevage (Abel), de l’agriculture (Caïn), de l’urbanisation (vers 6700 av. J.-C., Caïn pour son fils Hénoch) et même de la métallurgie (vers 4000 av. J.-C., Tubal-Caïn) y sont présentés comme antérieurs au déluge, alors que l’invention de l’écriture (vers 3500 av. J.-C.) lui est postérieure.
Nous avons là un fait historique avéré qui a pu servir de fondement à un récit diluvien. Ce n’est pas un hasard si la famille d’Abraham est justement originaire d’Ur. Le souvenir de cette catastrophe était encore en mémoire plus de 2000 ans plus tard.
Mais ce déluge est-il la manifestation d’une catastrophe climatique d’une ampleur planétaire, conformément au sens littéral du texte biblique, ou non ?

La dispersion de l’espèce humaine d’après la science moderne

L’ensemble des différentes sciences modernes proposent aujourd’hui un schéma cohérent de diffusion de l’espèce humaine actuelle (l’Homo sapiens). À partir de l’Afrique, l’homme moderne se répand à travers le monde en commençant par le Proche-Orient, il y a environ 60 000 ans. Ce modèle de dispersion de l’espèce humaine s’appuie sur les faits suivants :
Du point de vue de l’archéologie, à partir du moment où l’Homo sapiens se répand dans le monde, les différentes civilisations humaines évoluent localement, ou par migrations, sans rupture à caractère universel, et cela jusqu’à nos jours. La datation des couches archéologiques doit être considérée comme fiable aujourd’hui, du fait qu’elle conjugue plusieurs techniques de natures différentes donnant des résultats concordants (datation au « carbone 14 », dendrochronologie, thermoluminescence…).
Du point de vue de la génétique des populations, les différentes populations humaines sont toutes des variantes de l’Homo sapiens, issues de mutations génétiques locales au cours des âges. L’unité du genre humain, affirmée par la Bible, est confirmée par de multiples études. La plus intéressante, pour notre propos, est la théorie de l’Ève mitochondriale : tous les êtres humains aujourd’hui auraient pour ascendante une femme vivant en Afrique, il y a environ 150 000 ans. Une théorie similaire pour les hommes, celle de l’Adam Y-chromosomique, aboutit à des conclusions très voisines : nous descendons tous d’un homme vivant en Afrique il y a environ 142 000 ans. Le schéma des migrations humaines reconstruit à partir de la diversité observée des gènes de l’ADN mitochondrial est conforme à l’observation archéologique et, là aussi, il n’y a pas trace de rupture à une époque aussi récente que 3900 ans av. J.-C.
La démographie historique est en accord avec les deux sciences précédentes. Là non plus, on ne décèle aucune rupture autour de 3900 av. J.-C. La population mondiale est estimée à cette date autour de 30 millions d’habitants. Vers 2000 av. J.-C., au moment où la documentation historique est conséquente et les estimations plus fiables, les hommes sont déjà environ 80 millions (2). Une telle population ne peut pas être issue d’un unique groupe de huit personnes (Noé et sa famille) vivant 2000 ans seulement auparavant, compte tenu de l’accroissement naturel d’une population humaine avant les progrès de la médecine (la France est passée de 7 millions d’habitants sous Jules César à 29 millions en 1800 [3] : soit une multiplication par quatre en un peu moins de 2000 ans).
L’ensemble de ces modèles scientifiques offre une vision cohérente et convergente de la préhistoire de l’humanité et nous dit que la diffusion de l’espèce humaine à travers le globe est très antérieure à l’invention de l’agriculture, de l’élevage et de la métallurgie, contrairement au schéma proposé par le récit biblique. Le concordisme avec le sens littéral du récit biblique s’avère impossible, et cela indépendamment du problème chronologique.
On pourrait ajouter à ceci le problème de sauvegarder toutes les espèces animales (24 000 espèces de vertébrés terrestres, un million d’espèces d’insectes !) dans un bateau de 137 mètres de long sur 23 mètres de large sur trois niveaux (4), de les nourrir durant 190 jours avec un personnel de huit personnes, et l’impossibilité technique de construire un tel navire : aucun bateau en bois n’ayant jamais dépassé 107 mètres de long (5).
À ce stade, l’homme de foi a-t-il encore le choix, raisonnablement, de préférer le sens littéral de la Genèse à l’ensemble des données fournies par les sciences et les techniques modernes ?

Le déluge à la lumière des Pères de l’Église

Dès lors, pourquoi le texte inspiré prend-il la peine de nous présenter le déluge comme universel, si tel n’a pas été le cas en réalité ?
À cette question, les Pères de l’Église nous fournissent une réponse convaincante : ils voient dans l’Arche une figure de l’Église, l’eau du déluge étant celle du péché, et Noé une préfiguration du Christ. Les détails du récit eux-mêmes, sont expliqués et commentés dans cette optique. Voyons à titre d’exemple, ce qu’en dit Grégoire d’Elvire, De arca Noe († vers 392 ap. J.-C.) : « La construction de cette arche préfigure à l’évidence l’Église. Noé était sans aucun doute la “figure” du Christ […]. L’arche construite avec un bois imputrescible désignait l’édifice de la sainte Église, elle qui demeura toujours avec le Christ […]. La longueur de l’arche de 300 coudées est manifestement la figure de la croix du Seigneur : le nombre 300 désigne en effet la lettre “Tau” de l’alphabet grec, lettre dont la forme, celle d’un arbre dressé […] a l’aspect d’une croix […]. Les 50 coudées de largeur signifiaient qu’à la Pentecôte, c’est-à-dire le cinquantième jour après la Passion et la Croix du Seigneur, le Saint-Esprit devait descendre, Lui qui nous fait accéder à l’espérance du salut et nous obtient la gloire du Royaume des cieux […]. Vous voyez donc que toute la construction de cette arche était sous forme de mystère une prophétie de l’Église » (6).
Pour saint Augustin, la porte de l’Arche est même une figure de la blessure du Christ sur la Croix, reçue au côté : « “Des soldats vinrent donc […]. Et s’approchant de Jésus, […], ils ne lui rompirent point les jambes ; mais un des soldats lui ouvrit le côté avec une lance, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau” (Jn 19, 32-34). L’Évangéliste […] [dit] : “Il ouvrit son côté”, pour nous apprendre qu’il ouvrait ainsi la porte de la vie d’où sont sortis les sacrements de l’Église, sans lesquels on ne peut avoir d’accès à la véritable vie. […]. Nous voyons une figure de ce mystère dans l’ordre donné à Noé d’ouvrir sur un des côtés de l’arche une porte par où pussent entrer les animaux qui devaient échapper au déluge et qui représentaient l’Église » (7).
Ainsi, il n’y a qu’une Église pour sauver l’Humanité d’un déluge universel, moral celui-là, celui du péché ! Qu’un seul « Noé » qui nous fait entrer dans cette « Arche » qui est l’Église : le Christ.

par Bruno Massy de la Chesneraye

(1) D’autres civilisations connaissent également des récits de déluge (la Grèce, l’Inde, la Chine, les Aztèques…), mais tous ces récits, à part celui d’Ogygès en Grèce, semblent trop différents de celui de la Bible pour en dériver.
(2) Pour ces deux chiffres, cf. « L’évolution du nombre des hommes », Jean-Noël Biraben, Population & Sociétés n°394, Octobre 2003, INED, en cohérence avec « World population estimates », Wikipédia.
(3) Cf. « Histoire démographique de la France », Wikipédia.
(4) Noé, sa famille et les animaux doivent tenir dans 9500 m2 environ : les éléphants ont intérêt à se faire tout petits !
(5) Le Wyoming, construit en 1909.
(6) Cf. Adalbert-Gautier Hamman, Thèmes et figures bibliques, Desclée de Brouwer, coll. « Les Pères dans la Foi », 1984, p. 71-78.
(7) Homélies sur l’Évangile de saint Jean, Tr. 120, 2.

© LA NEF n° 305 Juillet-Août 2018