La philosophie est, pour une part, née d’une inquiétude : celle de Socrate, répugnant à voir les sophistes se jouer plus longtemps de la vérité. Les sophistes, maîtres de rhétorique qui en avaient fait leur métier, se piquaient de pouvoir tout argumenter, de remporter n’importe quel débat, de gagner quiconque à leur cause, quelle qu’elle soit. Pour séduire et dominer, tous les moyens étaient bons. Le philosophe, quant à lui, se refuse à malmener le raisonnement, à manipuler le langage, à recourir aux artifices, car sa quête n’est pas celle du succès, mais celle de la vérité. Elle seule est son Graal. Et elle ne se laisse approcher que par celui qui a le souci du raisonnement bien construit, du juste mot posé en face de la bonne réalité, du discours qui cherche la précision la plus minutieuse dans sa façon de décrire le monde.
Le beau scrupule et le juste mot
Mais les efforts de Socrate et les développements de Platon n’ont pas suffi à éradiquer l’engeance des sophistes, c’est même aujourd’hui une espèce qui prolifère. On les reconnaît à l’usage qu’ils font du langage, aux outrances verbales qu’ils affectionnent, au plaisir qu’ils éprouvent à mal nommer les choses. L’Afrique du Sud, dont la diplomatie et l’équipe nationale de rugby semblent décidément partager le même goût pour la subtilité, s’est récemment dévouée pour nous en montrer un bel exemple en convoquant Israël devant la CIJ, accusant l’État hébreu de perpétrer un génocide à l’encontre des Palestiniens. Un génocide. Accusation reprise en chœur par les Insoumis, jamais trop effrayés à l’idée d’user du mauvais mot, jamais trop étouffés par le scrupule du juste qualificatif. Les paroles ironiques du Renard face au discours du Lion dans la fable nous reviennent en mémoire : « Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ; Vos scrupules font voir trop de délicatesse. »
Une grande part de l’effort de celui qui cherche la vérité tient dans la quête du juste mot. La vérité se définit précisément comme « l’adéquation de l’esprit et de la chose » (saint Thomas), comme le juste rapport entre la pensée et la réalité qu’elle appréhende, donc aussi entre le mot et la chose nommée. Dès lors, si nous acceptons de dévoyer le langage, d’employer sciemment un mot en lieu et place d’un autre plus exact, ce n’est pas simplement notre honnêteté intellectuelle que nous bradons : c’est tout notre rapport à la réalité que nous mettons en péril.
Je lisais ces derniers jours Pêcheur de perles d’Alain Finkielkraut ; une des saveurs de ce livre est la façon qu’a l’auteur de se laisser saisir par le beau scrupule, de ne jamais se lasser à partir en quête d’une formule plus rigoureuse, d’une expression plus fidèle, d’une tournure plus appropriée. En le lisant, on imagine l’auteur retenir sa plume, affronter l’embarras au lieu de l’enjamber, accepter de se laisser intimider par les mots, préférer un terme à dix autres, peser chaque mot avant de l’adopter. Et grâce à cette attention portée au langage, il nous ouvre un monde de pensée infiniment riche, car coloré de milles nuances, il nous donne tout simplement à voir la complexité des réalités. Qu’on est loin de la grossièreté paresseuse de ceux qui vocifèrent au lieu de parler, qui hurlent au « génocide » ou au « fascisme » à la moindre occasion, obscurcissant singulièrement notre rapport au réel.
Or ces malfaiteurs ne semblent pas prendre la pleine mesure du mal qu’ils sèment. Car à force d’user à tort et à travers de mots graves, à force de les consommer, ils les vident de leur sens, leur ôtent le pouvoir de désigner, et donc le pouvoir de nous interpeller. Ils nous désarment, et nous rendent moins aptes à déceler les malheurs désignés par ces mots graves quand ils surgiront réellement. C’est toute la morale de la fable du jeune berger qui crie au loup. Pour rappel, le berger meurt à la fin de l’histoire. Quant à nous, avec nos esprits confus pour qui toute guerre et son cortège d’atrocités deviennent un génocide, nous avons été incapables de reconnaître comme tel celui en cours contre les Arméniens du Haut-Karabakh.
Des idéologues inconscients
Au fond, ces apprentis bergers ne sont pas seulement sophistes. Ils sont aussi idéologues. Les deux genres ont en commun un rapport faussé à la vérité. L’idéologue n’essaie pas d’approcher à tâtons la vérité, de partir à sa recherche en se rendant attentifs à ce qui existe en dehors de lui, en accueillant en lui-même le monde extérieur qui le déborde infiniment ; non, il élabore son propre système de pensée, il invente sa propre vérité, de façon à pouvoir la posséder et à congédier toute incertitude. Ici, l’idéologie qui relie l’Afrique du Sud et les Insoumis est facile à identifier, car on la trouve en ce moment derrière chaque caillou : c’est celle qui partage le monde entre dominants et dominés, et qui, du même trait grossier, oppose les colonisateurs aux colonisés, les Blancs ou les Occidentaux aux « racisés », les privilégiés aux nouveaux damnés de la terre, dont les Palestiniens sont une figure éminente. Ce qui permet à G.-W. Goldnadel d’écrire : « dans la détestation pathologique contemporaine d’Israël, au-delà de l’antisémitisme classique, c’est la détestation de l’homme occidental blanc qui suinte. »
Mais ces idéologues veulent-ils vraiment le monde qu’ils sont en train de construire ? Quand on quitte le régime de recherche de la vérité pour celui de l’idéologie, on s’aventure sur des sables mouvants bien inhospitaliers. Dans Les pierres d’angles, Chantal Delsol nous en avertit : « la vérité écartée ne peut être remplacée que par l’arbitraire qui souvent sert la puissance. La suppression du régime de vérité n’ouvre pas la voie à la tolérance, mais bien plutôt au fanatisme de la particularité arbitraire. C’est finalement le Pouvoir dans son caprice qui décrète le bien et le mal. Il n’y a RIEN de plus dangereux : aucune résistance n’est possible, sinon la violence. » De la violence verbale à la violence physique, il n’y a qu’un pas.
Elisabeth Geffroy
© LA NEF n° 367 Mars 2024