Alain Finkielkraut © F. Mantovani - Editions Gallimard

Contre tous les manichéismes : entretien avec Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut a publié en janvier dernier Pêcheur de perles, belle occasion de le rencontrer et de faire parler celui qui est l’un de nos plus fins intellectuels. Il nous a reçus chez lui pour une conversation amicale et passionnante, nous l’en remercions infiniment.

La Nef – Les chapitres de votre livre sont des citations de grands maîtres nous ayant précédés, à partir desquelles vous développez votre propre pensée. Y a-t-il dans cette forme une démarche et une attitude à la fois intellectuelles et existentielles qui vous ressembleraient tout spécialement ?
Alain Finkielkraut –
Certains romans, dit-on avec délice, sont des page-turners (1). Pour moi, ce n’est pas vraiment un compliment. Quand je lis un poème, un roman ou un essai, j’aime lever la tête. J’aime être arrêté, frappé, foudroyé par une phrase. Et, depuis plusieurs décennies, je collectionne les citations ; mes carnets s’empilent. Je suis convaincu qu’on ne pense pas par soi-même de soi-même. Eugenio Garin, l’un des grands maîtres européens de l’histoire de l’humanisme et de la Renaissance, a écrit : « la culture représente l’acheminement vers notre œuvre personnelle à travers le trésor des œuvres d’autrui ». Et aujourd’hui règne le wokisme. Or le wokisme, ce soi-disant « éveil », c’est la dévalorisation, la destitution, la mise en examen de ce trésor. L’idée hégélienne de Savoir absolu a été remplacée par le concept de sensibilité absolue. Notre temps pense qu’aucune forme de discrimination, d’exclusion, de stigmatisation n’échappe à sa vigilance. Et donc le passé ne peut pas être pour lui un recours ou une ressource : soit le passé annonce notre présent, soit il témoigne de ses insuffisances. Mais de toute manière aucune époque avant la nôtre n’a combattu simultanément le racisme, le sexisme, l’homophobie, et, dit-on aujourd’hui, même la grossophobie. C’est le paradoxe grotesque et terrible à la fois du wokisme : son ouverture est ce qui ferme le présent sur lui-même. Ce dogmatisme est très inquiétant, parce que la question est : se réveille-t-on d’un éveil ?

Quelles croyances ou doxa actuelles sur l’amour mettez-vous à distance par l’expérience de votre propre histoire avec votre femme ?
L’expérience que je raconte met à distance une croyance très répandue et qui était la mienne. Ma génération et les générations qui ont suivi sont post-romantiques : on ne se raconte pas d’histoires, on ne se fait pas d’illusions sur l’amour. Certes, la formule « je t’aime » est un serment, une promesse ; ce n’est pas simplement une affirmation présente. Mais même l’amoureux ne pense pas qu’il aimera pour toujours. Il sait – ou il croit savoir – que l’usure est le lot de l’amour, que le meilleur destin pour l’amour est l’amitié maritale. Et ce que je raconte, c’est l’histoire d’une désillusion perdue. Je ne m’en vante pas, je ne m’y cite pas en exemple, je dis : « voilà ce qui m’est arrivé, voilà ce qui m’arrive ». Je dis aussi que l’admiration est une composante de l’amour négligée par la littérature, aussi bien poétique que romanesque.
Mais il est une autre croyance avec laquelle je prends mes distances, celle qui s’exprime dans une fable de la Fontaine, que par ailleurs j’aime beaucoup : « Les deux pigeons ». Ces derniers sont ensemble, l’un d’eux est saisi du démon du voyage, il lui arrive toute sorte d’ennuis, il rentre finalement à la maison. Et voici la morale de La Fontaine : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines ; Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, Toujours divers, toujours nouveau ; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. » Je ne trouve pas belle cette perspective ; je la trouve même effrayante. Je n’aime pas cette idée d’une autosuffisance du couple amoureux. Aimer, c’est aussi avoir le monde en partage. Sans monde commun, l’amour me semble être condamné à dépérir.

Vous citez Levinas : « Bonjour est un miracle en péril ». En quoi cette alarme est-elle cruellement d’actualité ? L’heure est-elle venue de refaire une place à la civilité, fût-ce au détriment de la sacro-sainte spontanéité ?
La spontanéité était la valeur cardinale des années 60 et 70. Quand Raoul Vaneigem écrivait un Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, c’était une provocation, et une rupture avec tous les manuels de savoir-vivre, au profit du « vivre sans temps mort » et du « jouir sans entrave ». Comme d’autres, dans les années 70 j’y ai cru. Du passé nous avons fait table basse, et nous avons mis les pieds sur la table. C’était une rupture avec les conventions bourgeoises dans lesquelles nous avions été élevés. Puis, en effet, la civilité nous est revenue sous la forme de son antonyme : l’incivilité se répand à tous les étages de notre société. Les « racailles » n’en ont absolument pas le monopole. Force nous est de constater qu’on ne bride pas ses instincts par conformisme, mais pour ne pas prendre toute la place. Telle est la définition fondamentale de la politesse. Levinas a cette phrase : « C’est un ‘‘Après vous, Monsieur’’ originel que j’ai essayé de décrire. Après vous, Monsieur : priorité d’autrui, lui toujours avant moi, humanité comme animalité déraisonnable ou rationalité selon une nouvelle raison. » Il faut rendre à la civilité tout le lustre que, par-delà 1968, l’idéologie rousseauiste lui avait déjà fait perdre.

Un passage de votre livre a beaucoup circulé, et a marqué les lecteurs, à savoir votre diatribe contre « le bonjour égalitaire, indifférencié, pétulant des courriels ».
C’est amusant que ce passage précis ait circulé ! Mais en effet, « avant le cogito, il y a bonjour », dit Levinas. « Le premier mot n’est-il pas bonjour ! Simple comme bonjour ! Bonjour comme bénédiction et disponibilité pour l’autre homme. Ça ne veut pas dire encore : quelle belle journée. Cela exprime : je vous souhaite la paix, je vous souhaite une bonne journée, l’expression de celui qui se soucie d’autrui. Elle porte tout le reste de la communication, elle porte tout le discours. » Il faut être Levinas pour dire cette chose-là ! Et pour critiquer Descartes avec « bonjour ». Et j’ai pensé au bonjour électronique. Quand on commence une lettre par « bonjour », je ne réponds pas, c’est fini, je n’ai plus d’interlocuteur. Parce qu’en effet ça n’a rien à voir avec le magnifique bonjour lévinassien. « Bonjour », ça veut dire « c’est moi que v’là ». Il y avait cette magnifique gradation des lettres, « Cher Monsieur, chère Madame, », puis les patronymes, « Cher Malraux, cher Camus », puis les prénoms… Tout cela disparaît complètement au profit d’un bonjour gougnafier et indifférencié. J’ai voulu souligner ce phénomène très inquiétant, quand j’ai écrit : « le premier égard se trouve transformé en étendard de l’individu fonceur, la muflerie fait main basse sur la courtoisie et retourne contre celle-ci, sans autre forme de procès, son propos inaugural ».

Comment définissez-vous l’identité européenne ?
Permettez-moi de faire un détour et de puiser dans le trésor qui est à ma disposition. « Au Moyen Âge, dit Kundera, une idée de l’Europe reposa sur la religion commune. Dans les Temps modernes, quand le Dieu médiéval se transforma en deus absconditus, la religion céda la place à la culture qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles l’humanité européenne se comprenait, se définissait, s’identifiait. » Telle est pour moi l’Europe, ou telle était l’Europe. Comme le dit Kundera dans le même l’article, « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », « la culture cède la place ». À quoi ? Au tout culturel : à quelque chose qui porte le même nom, qui est le règne du n’importe quoi. L’Europe meurt sous les coups d’un nihilisme souriant, le nihilisme du tout égal. Non pas « tout est permis », mais « tout est égal ». Le monde, disait Chesterton, est plein de vertus chrétiennes devenues folles, il est plein aussi de vertus démocratiques devenues folles. Et la vertu folle par excellence, c’est l’égalité. L’Europe risque de ne pas y survivre, d’autant plus qu’on veut aujourd’hui définir exclusivement l’Europe par des normes, par le droit et par le marché. Les Européens aspirent à en finir avec leur histoire maléfique. Nous ne devons donc pas être une civilisation, nous ne devons rien présenter qui pourrait nous distinguer des autres, parce que se démarquer, se distinguer, c’est introduire des différences entre nous et les autres. Or il n’en faut aucune. L’affirmation de l’égale dignité des hommes, qui a ressurgi avec une force incroyable après l’épisode hitlérien, conduit l’Europe à se déprendre d’elle-même pour accéder d’entrée de jeu à l’universel.

Quel regard portez-vous sur l’éducation aujourd’hui et le type d’homme qu’elle engendre ? En quoi l’école est-elle devenue une « fabrique de jeunes narquois » ?
Borges disait : « classique est l’œuvre qu’on aborde avec une ferveur préalable et une mystérieuse loyauté ». Cette admiration préalable n’a plus cours. Voilà qui nous renvoie aussi aux vertus démocratiques devenues folles. Il n’est pas question de s’incliner à la demande devant des œuvres. On veut enseigner aux élèves – quand on veut encore leur enseigner quelque chose – l’esprit critique. On nous bassine avec l’esprit critique à tous les âges de la vie. Or cela n’a aucun sens. Si vous présentez à un élève, Bérénice, Polyeucte, Madame Bovary, ou La République de Platon, son esprit critique, on s’en fout. Et s’il ose critiquer cette œuvre, c’est qu’il se fait trop confiance, et qu’il faut lui ouvrir les yeux. On ne veut plus d’a priori dans l’enseignement, et, pour les humanités, c’est une véritable catastrophe.

À la question « Qui êtes-vous ? » vous dites vouloir désormais répondre : « un sioniste », et non pas ou non plus « un juif ». Expliquez-nous cette subtilité et cet itinéraire que vous avez parcouru ?
En 1976, l’ONU a voté une résolution assimilant le sionisme à une forme de racisme. Cette résolution a été rejetée quelques années plus tard, mais en fait, depuis la guerre des Six Jours, le sionisme est diabolisé. Israël, qui était le pays des réfugiés, est devenu, du fait de ses conquêtes territoriales, aux yeux d’un nombre de plus en plus important de détracteurs, une entreprise coloniale – et même, dit-on aujourd’hui, un régime d’apartheid qui mène une guerre génocidaire à Gaza. Dans le monde simpliste du wokisme qui divise l’humanité entre dominants et dominés, les Juifs sont désormais du mauvais côté de la barricade. Ils sont des dominés, et ils incarnent même ce que l’Occident aurait de pire : le colonialisme, l’impérialisme et le racisme. Nous nous trouvons dans une situation terrible. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, deux maux devaient être résolument combattus : l’oubli et le racisme. Or, les Juifs sont les victimes d’un antiracisme dévoyé et d’une mémoire fallacieuse. La haine actuelle contre les Juifs ne peut pas avoir mauvaise conscience. Elle est inculpabilisable, elle s’adosse à la mémoire du pire pour dire aux Juifs : vous rééditez contre les Palestiniens les horreurs que vous avez vous-même vécues. C’est la raison pour laquelle je réponds maintenant « un sioniste » à la question « qui êtes-vous ? ». Je ne suis pas sioniste au sens propre. Je suis né en France et j’ai choisi la France. Je n’ai jamais songé à m’établir en Israël, mais je sais aussi que pour les rescapés et pour les Juifs nés après la guerre, Israël est, était et reste une consolation.
J’ajoute que cela ne fait pas de moi un inconditionnel de la politique israélienne. La guerre à Gaza n’a rien à voir avec un génocide. Cette assimilation est absolument scandaleuse. Mais les extrémistes que Benjamin Netanyahou a fait entrer au gouvernement, Itamar Ben Vir et Bezalel Smotrich, ne sont pas les héritiers de David Ben Gourion et d’Itzhak Rabin, ils sont les héritiers de l’assassin de Rabin. Et quand je les entends, je ne suis pas seulement en colère – je n’ai pas le luxe de l’extériorité, je suis impliqué, je suis concerné, je suis compromis : j’ai honte et je n’ai pas honte de crier ma honte.

À propos des revendications et combats féministes actuels, vous dites que « nous ne voyons plus rien de la variété des situations et des caractères » ; et à propos des accusations tous azimuts, vous expliquez votre désaccord avec la désinvolture exprimée par le dicton selon lequel on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs : qu’est-ce qui vous inquiète dans ces nouvelles façons d’agir et de penser ?
Nombre de néo-féministes admettent que le tribunal médiatique puisse commettre des injustices : des têtes tombent qui ne devaient pas tomber. Et elles ajoutent : c’est le lot de toutes les révolutions, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Quand j’entends cette phrase, je pense à un magnifique article d’Hannah Arendt, qui s’y connaissait en matière de totalitarisme, « The Eggs Speak Up », les œufs se rebiffent. Face à toutes les omelettes, je suis du côté des œufs.
J’ajoute que le néo-féminisme est une terrible régression. On voit l’instinct de justice s’affranchir de la justice elle-même, c’est-à-dire de toutes les règles et de toutes les contraintes du droit. La présomption d’innocence disparaît, il n’y a plus de contradictoire, on remet en cause la prescription et la gradation des comportements est annulée. On dit qu’il y a un continuum entre la drague lourde et la pénétration forcée, et on en conclut à l’existence en Occident d’une culture du viol. C’est absurde. Et cela témoigne en réalité d’un terrifiant dégagisme : il s’agit, sous couleur d’égalité, de virer les hommes. On s’en prend maintenant au cinéma d’auteur, les auteurs étant tous des dictateurs. Mais pourquoi ? Pour mettre au firmament les autrices. Voilà à quoi nous assistons aujourd’hui. Et je dis cela avec une grande tristesse parce que l’émancipation des femmes est un mouvement historique admirable. Mais elle a eu lieu. Les femmes ne sont plus vouées à la maternité, la pilule a changé leur vie, elles ont accès à tous les métiers, même les plus prestigieux, elles divorcent comme elles veulent – et dans la majorité des cas, ce sont les femmes qui prennent l’initiative de la rupture. Tant mieux, mais il ne faut pas se raconter que nous vivons aujourd’hui dans une société patriarcale, alors même que l’autorité paternelle a été remplacée par l’autorité parentale, alors même que le patronyme est facultatif et que les femmes peuvent avoir des enfants toutes seules. C’est un bouleversement inouï, mais la moindre des choses est d’en prendre acte. Si on ne le fait pas, c’est qu’on poursuit un autre but : dégager les hommes. Et nombre de femmes ne se reconnaissent pas dans ce combat.

Vous citez Soljenitsyne qui écrit que « la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme ». Cette vision est profondément chrétienne, et rejoint notamment toute la théologie du péché originel, que vous mentionnez rapidement. Êtes-vous sensible au versant chrétien de la citation de Soljenitsyne ?
Ce qui m’émeut particulièrement, c’est que Soljenitsyne ait écrit cette phrase dans L’Archipel du Goulag. Il est le survivant innocent d’un crime monstrueux. Il vivait donc dans un univers manichéen, on savait où étaient les coupables. Et il a surmonté en quelque sorte ce constat pour mettre à jour la logique elle-même manichéenne qui enfantait le goulag. À partir du moment où on externalise et où on localise le mal, on en vient à penser que pour résoudre le problème humain, il faut et il suffit d’éliminer les méchants. Cela donne la Kolyma et cela donne Auschwitz. Car aux yeux des nazis, les Juifs étaient les méchants et les nazis se donnaient une mission universelle, ils voulaient sauver l’humanité du mal. C’était une tâche qu’ils accomplissaient avec une espèce de désintéressement – il n’y a qu’à lire les discours de Himmler. Le XXe siècle nous ramène, que nous le voulions ou non, au péché originel. Comme le dit Kolakowski, le péché originel est la marque la caducité, de la fragilité humaine. C’est un autre nom de la finitude. Voilà pourquoi je ne rejette pas d’un revers de main cette notion, elle est d’une richesse extraordinaire.

Vous abordez l’attitude de révolte contemporaine contre tout ce qui est de l’ordre du donné, et la perte du sens de la gratitude : comment décrivez-vous cette prétention moderne ? En quoi vous inquiète-t-elle ? Et, là encore, ne pourrait-on pas en appeler à toute la tradition judéo-chrétienne qui, à l’inverse de la tendance moderne, nous configure à être des héritiers, qui se reçoivent d’autres (ou d’un Autre) qu’eux-mêmes, avant de prétendre tout (re)créer ?
Je vous répondrai par une citation – ce qui ne nous surprendra pas outre mesure –, une citation qui se trouve dans la conclusion des Origines du totalitarisme d’Hannah Arendt : « Le premier résultat désastreux de l’accès de l’homme à la maturité est que l’homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers. Dans ce ressentiment fondamental, il refuse de percevoir rime ni raison dans le monde donné. Toutes les lois simplement données à lui suscitent son ressentiment, il proclame ouvertement que tout est permis et croit secrètement que tout est possible […]. L’alternative à un tel ressentiment, base psychologique du nihilisme contemporain, serait une gratitude fondamentale pour les choses qui nous sont véritablement et invariablement données, comme la vie elle-même, l’existence de l’homme et du monde. » Je médite ces phrases sans fin, mais je n’ai pas la clé. Hannah Arendt a raison simplement de dire qu’il y a dans le projet moderne – qu’elle ne récuse pas complètement – une forme de ressentiment. Il s’agit non pas seulement de changer le monde, mais de le remplacer par le technocosme. Et, aujourd’hui, l’apothéose du ressentiment, c’est l’affirmation selon laquelle l’homme doit pouvoir s’auto-engendrer. Sa liberté était jusqu’à présent hypothéquée par sa naissance, maintenant il doit pouvoir décider s’il est un homme ou une femme ou non binaire. Ce serait la fin de l’histoire, histoire elle-même confondue avec la trajectoire de l’émancipation. D’où l’image actuelle du trans. Que des hommes et des femmes soient mal à l’aise dans leur sexe, c’est compréhensible ; que ça puisse être, d’une manière ou d’une autre, corrigé, pourquoi pas. Mais l’exception d’hier est devenue le héros d’aujourd’hui. Le trans est la figure qui doit nous inspirer. Je suis affolé par le processus dans lequel nous sommes engagés. Mais ma situation, ainsi que celle de Hannah Arendt, n’est pas très confortable, parce que nous voulons pouvoir exprimer cette gratitude envers le donné en l’absence, pour nous, de tout donateur. Où est le donateur ? Nous ne le voyons pas ; et en même temps, nous tenons au donné. J’en suis là.

La censure de la loi immigration par le Conseil constitutionnel, la rétention du rapport sur l’immigration par la Cour des comptes, la décision du Conseil d’État qui a déclenché l’« affaire CNews » : l’actualité semble donner raison à ceux qui craignent une menace sur les libertés publiques en France. Qu’en pensez-vous ?
Il y a une menace sur le réel. Une partie du monde médiatico-politico-judiciaire veut nous faire croire que la seule menace qui pèse sur le vivre-ensemble, c’est l’extrême droite, la bête immonde. Et toute réalité qui ne se conforme pas à ce schéma est bannie, censurée. Le succès de CNews ne vient pas, me semble-t-il, de ses chroniqueurs, aussi talentueux soient-ils pour certains, il vient du fait qu’on y parle d’événements annulés par la bonne presse. Il y a quelques jours, au lycée Maurice Ravel, dans le XXe arrondissement de Paris, un proviseur a demandé à une élève d’enlever son voile islamique, elle a refusé, le proviseur a choisi de l’exclure ; il est menacé de mort, et tous les élèves du lycée ont fait grève. En 1989, avec Élisabeth Badinter, Élisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler et Régis Debray, nous avons signé un manifeste, « Profs, ne capitulez pas », après l’éviction de deux élèves voilées du collège de Creil. On nous a reproché à l’époque de monter sur nos grands chevaux pour pas grand-chose, pour un petit épisode sans importance. Quelques décennies ont passé, et maintenant c’est tout un lycée qui se révolte. Il se passe en France des choses extraordinairement inquiétantes, et il est interdit de regarder cette réalité en face. Je pense évidemment à cette phrase maintenant très connue de Péguy, « il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Et quand on voit ce que l’on voit et qu’on essaie de mener une politique de sauve-qui-peut, on est évidemment accusé de racisme, on est voué aux gémonies. Mais soyons clairs : aujourd’hui, le Rassemblement national n’a pas besoin de défendre ses idées. Laurent Fabius est son meilleur agent électoral, le Conseil constitutionnel censure la loi immigration à la grande satisfaction du Président de la République qui, par ailleurs, avait demandé qu’on la vote : c’est évidemment pain béni pour ce parti. Donc hier son accession au pouvoir était possible, aujourd’hui elle est probable, et si ça continue, elle deviendra inéluctable.

Propos recueillis par Élisabeth et Christophe Geffroy

(1) Un page-turner est un « roman à l’intrigue haletante, qui se lit avec une avidité fébrile et dont il est difficile d’interrompre la lecture avant la fin » (Larousse).

Alain Finkielkraut, Pêcheur de perles, Gallimard, 2024, 224 pages, 19,50 €.

© LA NEF n° 368 Avril 2024