Lectures Mars 2024

MAÎTRE IGNACE
Un cœur chaste et violent

ABBÉ HERVÉ BENOÎT
Via Romana, 2023, 240 pages, 20 €

S’il est un saint et un ordre qui ont alimenté incompréhensions et fantasmes, c’est bien saint Ignace de Loyola (1491-1556) et la Compagnie de Jésus qu’il a créée. Pour remettre les idées à l’endroit, notre cher chroniqueur, l’abbé Hervé Benoît, nous offre un livre vivant qui est plus qu’une biographie. Certes, l’ouvrage nous permet de suivre pas à pas la vie mouvementée du fougueux Basque espagnol, foudroyé durant le siège de Pampelune (1521), blessure providentielle qui le conduit à la conversion et, après un chemin d’approfondissement et de discernement, à fonder les Jésuites, Ordre qui a connu de belles heures de gloire et offert en exemple de superbes figures de saints. Ce livre, cependant, fait plus que s’intéresser à la vie de son héros, ainsi que l’écrit fort bien le préfacier, le Père Jean-François Thomas, sj, « il remet dans leur juste perspective certains des aspects les plus controversés et déformés de ce siècle de feu, de zèle, de passion : l’humanisme, l’Inquisition, la Réforme catholique, l’émergence des collèges, l’utilisation des Anciens et des Modernes, etc., sans oublier des pages connexes comme la rhétorique et le théâtre jésuites, la théorie des complots, la “nouveauté” des Exercices spirituels, pour n’en citer que quelques-uns ». Et l’abbé Benoît le fait dans le style limpide qu’on lui connaît, avec un humour sarcastique qui allège le propos et sans le souci du politiquement correct qui empêche si souvent d’aborder sereinement certaines pages controversées de notre histoire européenne.
Une lecture, donc, à recommander chaleureusement pour découvrir cette forte personnalité : « Ignace est un meneur d’hommes né. […] Partout où il passe, son influence humaine et spirituelle se fait sentir, sa personnalité attire, au risque de susciter jalousies et interrogations, en ces temps d’inquiétudes religieuses et d’agitations politiques. » Un grand saint à redécouvrir.

Christophe Geffroy

PÊCHEUR DE PERLES
ALAIN FINKIELKRAUT
Gallimard, 2024, 224 pages, 19,50 €

Dans son dernier ouvrage, Alain Finkielkraut se mue en pêcheur de perles. Il nous ouvre son carnet de citations, que la patience des années a rempli d’une infinité de joyaux qui n’ont pas volé leur titre. Et, page après page, il taille chacun de ces diamants bruts hérités de ses maîtres, pour nous faire cadeau de pierres toutes cristallines. Il part de ce qu’ont écrit Kundera, Levinas, de Gaulle, Arendt, Tocqueville, Soljenitsyne, Nietzsche… pour laisser ensuite s’envoler sa propre pensée. Cette démarche n’a d’ailleurs rien d’une mue ; c’est pour Alain Finkielkraut une façon pudique de se dévoiler, de mettre discrètement en lumière les mécanismes les plus fondamentaux de sa pensée, d’exposer ce qui est chez lui une attitude existentielle autant qu’intellectuelle : de grands esprits ont pensé avant nous, écoutons-les, remercions-les, et embarquons-les avec nous quand vient notre tour d’élaborer quelques réflexions.
Dans des pages faites autant de belles confidences que de délicate retenue, il nous livre la vision de l’amour que lui a forgée l’histoire passionnée qui l’unit à sa femme. Plus loin, il sonde notre époque à travers bien des traits : la perte de civilité, le triste destin de l’école de la République devenue une « fabrique de narquois », les pratiques croissantes de mise au ban de certains intellectuels, le dogmatisme et le narcissisme de l’époque, le féminisme devenu fou et son acceptation des victimes collatérales, les exécutions publiques sous couvert d’humour, le désamour moderne pour la gratitude, le défaut des « hyperdémocrates » qui « souffrent de devoir lever les yeux »… Il nous expose aussi son immense attachement à la France, sa conception de l’identité européenne, l’humilité inhérente à tout exercice de la pensée, son rapport passionnant, poignant et infiniment subtil à sa judéité.
Quand il s’agit de critique, elle émane d’un homme qui se refuse à toute posture d’extériorité ou de supériorité, d’un homme totalement aux prises avec cette époque et qui se tient résolument dedans, qui fait de son mieux pour l’aimer, pour l’habiter, mais qui, lucide et libre, ne peut s’empêcher d’en voir les failles et qui souffre du spectacle d’un monde qui tend à se défaire. Ce livre révèle aussi un esprit infiniment poli par l’effort de l’étude, à la fois travaillé par le doute, vigoureux, plein de santé, et en même temps riche et lourd de toute une vie de lectures, de réflexion, d’écriture, héritier de toute une civilisation qui affleure sans cesse sous sa plume.
L’ouvrage est en outre servi par un style élégant, vif, spirituel, franc, enlevé, et par un art de conter délicieux, car Alain Finkielkraut raconte merveilleusement les histoires et les événements aussi bien que les pensées et les idées. Il embrasse « l’intelligence littéraire » et fuit l’esprit de système ; il parle de toutes choses avec un « scrupule » (mot qui, peut-être, qualifie le mieux la subtilité et la finesse de sa pensée) et une recherche du mot juste qui nous le rendent infiniment proche même quand surgit, au détour rare d’une page, l’ombre d’un désaccord ; il nous prête les bons mots pour bien penser, et colore notre monde de bien des nuances supplémentaires. Quel bonheur de passer ce temps de lecture en sa présence !

Élisabeth Geffroy

DES LOUPS DÉGUISÉS EN AGNEAUX
Penser les abus dans l’Église

FABRICE HADJADJ
Cerf, 2024, 188 pages, 19 €

Ce livre regroupe deux textes, le premier autour de l’« affaire » des frères Philippe et de Jean Vanier, le second prend prétexte d’un prêtre qui recueille les enfants des rues pour célébrer l’œuvre de Dieu.
Le chapitre qui veut penser les abus dans l’Église est parfaitement complémentaire des deux textes publiés sur la même thématique dans La Nef des mois de février et de mars 2023. L’auteur part de cette affaire pour nous obliger à réfléchir par nous-mêmes et à revenir aux sources (Ancien Testament) plutôt que de croire aux guides de spiritualité ou aux hagiographies. Il nous invite à la méfiance : « Gardez-vous des faux prophètes, ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs » (Mt 7, 15). Quel est le point commun de tous ces prédateurs ? Ils ont tendance, pour maintenir leurs fidèles sous leur influence, de leur prêcher un esprit d’enfance afin qu’ils restent des tout-petits et de ne surtout pas les faire devenir des adultes. Ils manipulent à souhait l’esprit d’innocence. Face à ces dérives, faut-il « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? La tentation est grande mais, la vie étant tellement complexe, il peut malgré tout se dégager de l’admirable à partir de l’exécrable.
Le second texte nous apprend à « se conjouir », c’est-à-dire « se réjouir avec quelqu’un de ce qui lui est arrivé d’heureux ». Généralement, nos contemporains préfèrent la compassion envers leurs semblables qui va de pair avec une certaine condescendance, à la réjouissance du bonheur d’autrui qui pourtant les ferait grandir. L’ouvrage donne à réfléchir et à méditer.

Patrick Boykin

FILS DANS LE FILS
Le Christ comme cause exemplaire de notre salut selon saint Thomas
FRÈRE PHILIPPE LEINEKUGEL LE COCQ
Éditions Sainte-Madeleine, 2023, 1406 pages, 79 €

La multiplication des travaux scientifiques, souvent validés par les grades universitaires assortis des mentions les plus élevées, est un aspect du rayonnement de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux. Voici la remarquable thèse en christologie du Père Philippe. Elle présente de multiples intérêts. Elle renouvelle la thématique de l’image de Dieu en s’intéressant au Christ sauveur, considéré comme référent extrinsèque donnant au baptisé de participer par la grâce qui configure ontologiquement au salut que Jésus personnifie, d’être formé noétiquement (dans l’ordre de la connaissance) par l’illumination intérieure du Maître spirituel par excellence et d’agir moralement par un comportement qui vise à l’imitation du modèle parfait. Elle se fonde originalement non seulement sur la synthèse théologique de saint Thomas (Somme de théologie) mais aussi sur ses commentaires des Évangiles de Matthieu et de Jean, ce qui permet notamment de conjuguer réflexion systématique et exégèse théologique. Elle recourt comme instrument philosophique au meilleur de la métaphysique causale d’Aristote et de la dialectique participative de Platon. Elle est en même temps d’une grande rigueur technique et d’une langue élégante et châtiée – sans les néologismes que l’on trouve trop souvent dans ce genre d’exercice –, ce qui la rend accessible et donc profitable à un public catholique simplement cultivé, à commencer par les prêtres qui, dans le cadre de leur formation permanente, pourraient opportunément approfondir leur christologie et leur sotériologie à partir de cette œuvre maîtresse. Soulignons enfin la qualité exceptionnelle de cette édition – et des Éditions Sainte-Madeleine en général. Summa cum laude !

Christian Gouyaud

Au-delà des droits de l’homme
Alain de Benoist
Krisis, 2023, 186 pages, 19 €

Paru pour la première fois en 2016 chez Pierre-Guillaume de Roux, cet essai nourri de références vise à montrer l’inconsistance de l’idéologie des droits de l’homme. Composée d’universalisme abstrait et de subjectivisme, elle s’impose aujourd’hui, portée par la mondialisation néolibérale, comme le nouveau Décalogue d’une religion séculière qu’il est inconvenant de critiquer. Pourtant, les raisons ne manquent pas de le faire, car c’est au nom des droits de l’homme que l’on a détruit les structures sociales organiques traditionnelles, que les États-Unis ont soutenu des dictatures anticommunistes et déclenché la guerre en Irak, et qu’aujourd’hui la cause des mères porteuses progresse avec bien d’autres dérives.
Dressant la généalogie de cette idéologie, Alain de Benoist montre que l’idée de droits « naturels » de l’individu antérieurs à la cité, fondement du libéralisme bourgeois, est contraire à la conception du droit naturel classique. Et que la recherche d’un consensus sur le fondement des droits de l’homme se révèle impossible faute d’un accord sur la notion de nature humaine. Leur matrice occidentale n’est pas partagée par les grandes cultures qui valorisent la communauté, les droits collectifs des peuples. L’idéologie droit-de-l’hommiste a pour effets pervers le renforcement de l’État et la montée en puissance de la sphère juridique tant à l’intérieur des pays que dans les relations internationales.
Après avoir précisé qu’il n’y a pas de lien logique entre droits de l’homme et démocratie, Alain de Benoist se déclare pour une défense des libertés au sein d’une communauté politique régie par le principe de subsidiarité. Où l’on voit qu’il rejoint ici concrètement le christianisme qu’il accuse pourtant d’avoir préparé l’émergence du subjectivisme (il devrait lire Catholicisme, d’Henri de Lubac, qui expliquait pourquoi le christianisme authentique n’est pas un individualisme). Ajoutons que le fond de sa critique a déjà été développé par la théologie politique postlibérale marquée par Alasdair McIntyre (auquel Alain de Benoist se réfère volontiers), notamment par William Cavanaugh.

Denis Sureau

7 OCTOBRE 2023 ISRAËL GAZA
L’affrontement des tragédies
BENOÎT CHRISTAL et GALLAGHER FENWICK
Editions du Rocher, 2024, 208 pages, 17,90 €

« Ce livre ne sert ni à convaincre ni à accuser, mais à consigner et témoigner. En l’écrivant, nous avons cherché à desserrer les deux étreintes de la terreur et de l’indifférence. » Telle est la motivation qui a conduit les auteurs, tous deux journalistes familiers des sociétés israélienne et palestinienne, à proposer une approche originale – dégagée de toute neutralité, insistent-ils – sur les affrontements qui, depuis le 7 octobre 2023, opposent ces peuples en un conflit dont la solution semble relever de l’utopie. Et pour cause, rappellent-ils avec raison : il s’agit de « deux blessures historiques encore vives qui se retrouvent face à face en Terre sainte, la Shoah et la Nakba » (« catastrophe » en arabe) résultant d’une double injustice dont les Juifs d’Europe et les Arabes de Palestine ont été les victimes sous le regard inadapté des institutions internationales.
Pour illustrer cette réalité douloureuse, Benoît Christal et Gallagher Fenwick ont recueilli une série de témoignages et d’opinions émanant d’interlocuteurs variés, Israéliens et Palestiniens. Une partie d’entre eux (survivants, médecins, photographes, officiers) ont été directement témoins des abominations. Parmi les autres (personnalités politiques, diplomates, etc.), les opinions sont très variées : certains sont personnellement engagés dans la recherche de la paix tandis que d’autres expriment leur scepticisme sur une telle issue, se montrent critiques envers la politique de leurs dirigeants respectifs ou confient leur perte de confiance en l’avenir. « Je pense que c’est l’extrémisme religieux des deux côtés qui est responsable de ce qui arrive », affirme un musulman citoyen d’Israël, directeur du Centre Givat Haviva, voué à la promotion de l’éducation à la paix dans la région. La lecture de ce livre touchant, où alternent réalisme et sincérité, simplicité et gravité, permet de ressaisir la complexité d’un problème trop souvent négligé en Occident.

Annie Laurent

Romans à signaler

LES YEUX DE MONA
THOMAS SCHLESSER
Albin Michel, 2024, 490 pages, 22,90 €

Mona, petite fille de dix ans, est touchée d’un mal inconnu qui peut la rendre aveugle. Son grand-père, dont elle est très proche, est chargé, chaque semaine, de l’accompagner chez un pédopsychiatre. Au lieu de cela, il choisit une autre thérapie : l’emmener chaque mercredi, durant une année, au Louvre, au musée d’Orsay et à Beaubourg pour découvrir une œuvre d’art et la lui expliquer, afin qu’elle puisse mémoriser le Beau si elle devait perdre la vue. Chaque chapitre est ainsi consacré à une peinture (ou sculpture) célèbre, et l’on apprend avec Mona à voir des toiles de Boticelli, Vinci, Raphaël, Titien, Rembrandt… jusqu’aux modernes que sont Kandinsky, Magritte, Picasso… Chaque toile est décrite à Mona par le grand-père, mais l’intérêt réside surtout dans le dialogue qui s’ensuit, occasion pour l’auteur de transmettre mille petites réflexions qui éclairent l’œuvre, la contextualisent et qui tirent quelques leçons pour les hommes de notre temps. Sans être jamais très profond, c’est intéressant, bien qu’il ne soit guère convaincant quand il tente, par exemple, de comprendre les provocations d’un Duchamp, n’ayant aucun esprit critique sur l’art contemporain. Et surtout, on regrette une inutile apologie de l’euthanasie totalement hors sujet et trop dans la bien-pensance actuelle.


NEUF VIES
PETER SWANSON
Gallmeister, 2024, 410 pages, 24,90 €

Aux États-Unis, neuf personnes reçoivent simultanément le même courrier : une simple liste de neuf noms où chacun figure. Aucun lien apparent entre ces neuf-là, sinon qu’ils semblent tous être la cible d’un mystérieux assassin dont on ignore totalement le mobile. Chacun reçoit différemment ce courrier, avec crainte ou indifférence, mais lorsque les morts de la liste s’accumulent, le FBI ne peut que prendre très au sérieux cette affaire, sans savoir par quel bout la démêler.
L’intrigue est un clin d’œil aux Dix petits nègres (rebaptisé Ils étaient dix) d’Agatha Christie : elle est habile et ingénieuse, c’est une lecture plaisante, mais l’enquête est succincte et le fait de suivre autant de personnages fait que l’on ne parvient pas à s’attacher à l’un d’eux.

Patrick Kervinec

© LA NEF n° 367 Mars 2024