« L’histoire doit être chrétienne, si elle veut être vraie ; car le christianisme est la vérité complète ; et tout système historique qui fait abstraction de l’ordre surnaturel dans l’exposé et l’appréciation des faits est un système faux qui n’explique rien, et qui laisse les annales de l’humanité dans un chaos et dans une contradiction permanente avec toutes les idées que la raison se forme sur les destinées de notre race ici-bas ».
Cette citation de Dom Guéranger, abbé refondateur de l’abbaye de Solesmes, s’inscrit dans le cadre d’une série d’articles publiés dans la revue L’Univers vers 1860, et regroupés depuis dans un ouvrage intitulé Le sens chrétien de l’histoire. Cet abbé, dont la cause de béatification a été ouverte en novembre dernier par les évêques réunis en assemblée plénière à Lourdes, voyait non sans inquiétude au XIXème siècle l’impiété gagner les milieux chrétiens. Le parti libéral, composé d’auteurs et d’homme politiques catholiques, pensait faire preuve d’habileté en composant avec les idées nouvelles, ou tout au moins en s’abstenant de les combattre. Cette erreur touchait toutes les sciences humaines, l’histoire bien sûr, mais aussi la théologie, la philosophie et la littérature. Elle prenait la forme d’une hérésie moderne, le naturalisme, qui visait « à séparer Dieu de sa création, pour affranchir l’homme de sa loi » (Fr. Albert-M. Schmitt).
Le naturalisme historique tendait, plus spécifiquement, à remplacer systématiquement dans les travaux historiques les « causes surnaturelles » par des « causes naturelles ». Le débat s’était cristallisé autour d’un ouvrage publié par le prince de Broglie, L’Eglise et l’Empire romain au IVème siècle, qui exposait en trois mille pages et six volumes les causes de la victoire du christianisme dans l’Empire romain durant la période constantinienne.
Le prince faisait partie d’un groupe d’auteurs libéraux intervenant dans la revue Le Correspondant, tels que Montalembert, Lacordaire ou Mgr Dupanloup. Il avait reçu une éducation en partie catholique et en partie protestante, tirant ses influences de son apparentement à Mme de Staël, la fille de Necker, et à Victor de Broglie, son grand père, aristocrate jacobin et ami de la Révolution. Guillotiné au plus fort de la Terreur, il recommanda à sa femme avant de monter à l’échafaud de ne pas confondre la Révolution française « avec les monstres qu’elle avait produits » … magnifique illusion intellectuelle qui donnait un avant-goût des dangers qui guettaient les libéraux chrétiens, dans leur souhait de vouloir pactiser avec les révolutionnaires.
La critique de Dom Guéranger se concentrait sur trois erreurs qu’il avait décelées dans l’œuvre littéraire du prince de Broglie.
Tout d’abord, celui-ci avait naturalisé les causes de la victoire du christianisme sur le paganisme au IVème siècle, affirmant lui-même avoir voulu relativiser l’action providentielle de Dieu dans ce renversement historique pour ne pas, d’après lui, enlever aux hommes les mérites de leurs actions selon « les lois de l’histoire et les conditions de la nature humaine ». Or pour notre abbé, une telle lecture se rapprochait dangereusement de l’école dite « fataliste » qui rejetait toute intervention providentielle de Dieu dans l’histoire, et ne souhaitait voir dans la science historique qu’une suite aride de causes et d’effets, mais surtout de l’école dite « déiste » qui admettait une action providentielle de Dieu dans la création originelle (le « Grand Architecte de l’Univers »), suivie d’une forme de passivité. On le dit assez peu ; mais la déclaration universelle des droits de l’homme, qui fait partie du bloc de constitutionnalité de la Ve République, prétend agir « en présence et sous les auspices de l’Être suprême », déité étrange et non chrétienne qui permet de nuancer la prétendue laïcité de notre république.
Ensuite, de Broglie soulignait certains évènements prétendument discutables dans cette victoire chrétienne, et appelait à une forme de repentance ; sujet déjà à la mode au XIXème siècle, certains auteurs commençant à conceptualiser les grands mythes historiques de rejet de la période chrétienne (l’Inquisition, les croisades, la chasse aux sorcières, la lettre de cachet, etc.). Pour Dom Guéranger, il n’était pas question d’une quelconque repentance ; position confirmée par les études historiques les plus récentes qui ont démontré la vacuité de cette charge anti-chrétienne : passage avec l’Inquisition de modes de preuves irrationnels à des modes de preuves rationnels, protection des pèlerins contre les razzias musulmanes grâce aux croisades, Bastille quasi-vide lors de sa « libération » le 14 juillet, etc.
Enfin, de Broglie prétendait réaliser des ponts, ou une forme d’analogie entre la situation de l’Eglise au IVème siècle et au XIXème siècle. D’après lui, le christianisme n’avait pas détruit la civilisation païenne, mais opéré un tri afin de conserver ce qu’il y avait de bon dans la période antérieure. Par suite, il souhaitait que l’Eglise du XIXème siècle, pour reprendre l’expression d’Alphonse Gratry, « démêle les fils de la Révolution à la lumière de l’Evangile ». Pieuse et naïve intention qui envisage de trouver un consensus au prix de la Vérité, et dont on voit aujourd’hui qu’elle conduit à la désintégration de notre foi.
Laissons les derniers mots à Maître Trémolet de Villers, fidèle continuateur de la pensée de Dom Guéranger : « Notre siècle, et le siècle précédent, ont été marqués du sceau du « naturalisme ». Le « naturalisme philosophique » est ce tour d’esprit qui ne veut voir dans l’histoire et le temps présent, que les seuls ressorts de la nature de l’homme, et de la société, comme si cette nature était indépendante de Celui qui l’a créée, et qui la gouverne, Dieu (…) Le retrait de Dieu devant la liberté de celui qu’Il a créé pour le louer, l’aimer et le servir, est le pire châtiment qu’Il peut nous infliger. Le rétablissement de ce lien du naturel et du surnaturel, sans exagérer les limites de ce lien, dans un sens ou dans l’autre, est le grand défi de notre temps. » (Préface de l’ouvrage La royauté française entre Ciel et terre, S. Glogowski et O. Minvielle, Viaromana 2023).
Stéphane Glogowski
Co-auteur avec Olivier Minvielle de l’ouvrage
La royauté française entre ciel et terre, Ed. Viaromana, 2023.
Bibliographie :
- G. Cuchet, « Comment Dieu est-il acteur de l’histoire ? Le débat Broglie-Guéranger sur le « naturalisme historique » » : Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Janv.-mars 2012, vo. 96 n° 1 (janv.-mars 2012), pp. 33-55.
- Dom Gueranger, Le sens chrétien de l’histoire, préface Fr. Albert-M. Schmitt, Le sel de la terre n° 22, automne 1997.
© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 27 mars 2024