L’Université de théologie catholique de Strasbourg, seule université de théologie d’État en France, symbolise le Concordat © Jonathan Martz-Wikimedi

Faut-il abroger le Concordat en Alsace-Moselle ?

La France Insoumise a déposé un projet de loi visant à supprimer le régime concordataire en Alsace-Moselle : en quoi ce dernier consiste-t-il et quelles visions politiques s’affrontent ici ?

Au mois de décembre dernier, deux députés de La France Insoumise (LFI) ont déposé une proposition de loi en vue de supprimer le régime local des cultes dérogatoire au droit commun qui subsiste encore en Alsace-Moselle.
La proposition est tout sauf originale. Elle est, à vrai dire, un marronnier politique de la gauche. Dans le programme commun de gouvernement élaboré par la gauche en 1972, l’abrogation du Concordat d’Alsace-Moselle figurait déjà au sein du chapitre consacré à la laïcité, mais Mitterrand, une fois au pouvoir, refusa de l’appliquer. De même, lors de l’élection présidentielle de 2012, le candidat François Hollande avait suggéré de constitutionnaliser le principe de laïcité, ce qui aurait conduit à remettre en cause le régime local des cultes en Alsace-Moselle, mais il y renonça devant l’attachement quasi-identitaire des Alsaciens-Mosellans à leur particularisme cultuel. Les députés insoumis ne font donc que s’inscrire dans cette tradition idéologique.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Juridiquement, le Concordat d’Alsace-Moselle n’est qu’un élément du droit local, spécifique à l’Alsace-Moselle, qui comprend, d’une part, des dispositions d’origine française antérieures à 1871 (date de l’annexion de l’Alsace-Moselle par l’Empire allemand) qui n’ont jamais été abrogées après 1918 (date du retour de l’Alsace-Moselle à la France), et d’autre part, des dispositions issues du droit allemand promulguées entre 1871 et 1918, qui n’ont pas été remises en cause une fois ces territoires revenus dans le giron de la mère patrie.
Outre le droit local des cultes, on y trouve une législation sociale mise en place par Bismarck qui comporte plus de protection pour le salarié ; le repos dominical y est toujours de rigueur ; le Vendredi saint et la saint Étienne (26 décembre) sont des jours fériés ; il existe une obligation de secours aux indigents dans chaque commune et les artisans sont groupés en corporations qui, à la différence des syndicats, représentent à la fois les employeurs et les salariés, ce qui évite la logique de lutte des classes. Enfin, le droit local régit aussi le domaine de la chasse, celui des associations (la loi de 1901 n’est pas applicable), le régime de la publicité foncière, l’urbanisme ou encore le droit communal.

Un clergé fonctionnaire

S’agissant du régime des cultes, la principale particularité consiste en ce que le Concordat napoléonien y est toujours en vigueur. Quand on parle du Concordat, on évoque en réalité le dispositif juridique qui donne un statut privilégié à trois religions : le catholicisme, le protestantisme et le culte israélite. Le Concordat proprement dit est un traité international signé le 15 juillet 1801 entre Bonaparte et le pape Pie VII afin de redonner un cadre légal à l’Église catholique après la période révolutionnaire. En vertu de cet accord, l’Église consent à la perte de ses biens fonciers – nationalisés sous la Révolution – mais ses ministres – évêques et curés uniquement – reçoivent un traitement de la part de l’État qui nomme archevêques et évêques à leur poste, le pape leur conférant l’institution canonique. On passe donc d’un clergé propriétaire à un clergé fonctionnaire, ce qui induit un changement total de philosophie. En 1802, Bonaparte y ajoute de manière unilatérale des Articles organiques qui englobent le culte protestant, et le dispositif est élargi au culte israélite en 1808. Malgré tous ses défauts – notamment la volonté de contrôler étroitement les cultes – il faut reconnaître que le régime concordataire a permis à l’Église catholique de se déployer d’une manière inouïe au sein de la société française durant tout le XIXe siècle.
C’est ce dispositif qui continue à être appliqué aujourd’hui en Alsace-Moselle où les ministres des trois cultes reconnus émargent au budget de l’État et voient leur traitement aligné sur la grille indiciaire de la fonction publique. L’archevêque de Strasbourg et l’évêque de Metz sont nommés par le président de la République qui suit généralement l’avis du Saint-Siège ; les cultes sont organisés en établissements publics sous la tutelle du ministère de l’intérieur ; des cours de religion sont dispensés dans les écoles publiques (mais les élèves qui le désirent peuvent en être dispensés) ; il existe deux facultés de théologie à Strasbourg, l’une catholique et l’autre protestante, ainsi qu’un département de théologie à l’université de Lorraine. Tous délivrent des diplômes d’État et sont financés sur fonds publics avec des enseignants qui sont des fonctionnaires de l’enseignement supérieur. Au total, c’est un budget de 58 millions d’euros que consacre chaque année l’État au titre du maintien de ce reliquat historique.
Comment un tel dispositif a-t-il pu traverser le temps dans un pays aussi marqué par la laïcité ? Ce sont les circonstances qui l’expliquent. En 1919, il est décidé de maintenir le Concordat à titre transitoire, afin de ne pas froisser des populations qui viennent de repasser dans le giron français. En 1924, quand le cartel des gauches, dirigé par l’anticlérical Édouard Herriot, décide d’introduire la loi de séparation des Églises et de l’État en Alsace-Moselle, il doit reculer devant les réactions locale et nationale. En 1940, c’est Hitler qui supprime le Concordat en annexant l’Alsace-Moselle ; en 1945, son maintien ira donc de soi. Depuis, malgré les tentatives récurrentes d’élus de gauche, le Concordat est devenu un élément identitaire de la culture locale – surtout en Alsace – et l’imposition de la laïcité est perçue comme un relent de jacobinisme.

La nouveauté de l’islam

Cependant, la montée en puissance de l’islam politique dans la région rebat les cartes. À Strasbourg, la mairie, hier socialiste et aujourd’hui écologiste, a pris l’habitude d’accorder des subventions au culte musulman dans un souci d’égalité de traitement vis-à-vis des religions concordataires qui sont financées sur fonds publics. De fait, la loi de 1905 n’étant pas applicable à ces territoires, rien n’empêche un élu de faire voter par son conseil municipal une subvention au profit d’une religion non reconnue par le Concordat, à condition que cette dépense rencontre un intérêt public local. C’est ainsi qu’en 2021, le maire de Strasbourg a voulu accorder – avant de faire marche arrière sous la pression des oppositions puis de la justice – une subvention de 2,5 millions d’euros à l’association Milli Görüs, proche du régime d’Ankara, pour la construction d’une grande mosquée.
Dans l’esprit d’une certaine opinion publique locale hostile à l’implantation de l’islam, le Concordat devient alors un outil qui sert à financer l’édification de mosquées, ce qui alimente son rejet, alors que l’islam est précisément exclu du dispositif concordataire. De plus, il serait constitutionnellement impossible d’étendre le Concordat à l’islam comme le proposent certains car le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue en 2011, a estimé que le droit local alsacien-mosellan ne pouvait être modifié que dans le sens d’un rapprochement avec le droit général. C’est uniquement le clientélisme de certains élus de gauche à destination de l’islam et le parallèle qu’eux-mêmes dressent avec le Concordat qui sème le trouble dans les esprits. Le Grand Orient de France, qui fait feu de tout bois, profite de cette confusion pour sonder Alsaciens et Mosellans, en pleine polémique sur l’attribution de ladite subvention à Milli Görüs. Résultat : 52 % d’entre eux se déclarent partisans de l’abrogation du Concordat (sondage IFOP, avril 2021). Un résultat faussé par les circonstances…
Au fond, quelle est la motivation des Insoumis pour déployer autant d’énergie à l’encontre d’un sujet qui faisait, jusque-là, l’objet d’un quasi-consensus local ? Elle est de deux ordres. Sur le plan philosophique, ils estiment que la religion n’a pas sa place dans la vie publique parce qu’elle relève d’un choix strictement personnel. En conséquence, la puissance publique n’a pas à financer un culte ou une faculté de théologie ; cela reviendrait à exercer une forme de violence à l’encontre de tous les contribuables qui n’appartiennent pas à cette religion. Ensuite, sur le plan politique, ils considèrent, au nom d’un jacobinisme exacerbé, que la loi doit s’appliquer de manière uniforme sur le territoire français, au nom de l’indivisibilité de la République et de l’égalité des citoyens. Mais leurs scrupules républicains s’évanouissent bien vite dès lors qu’il s’agit de servir les intérêts des leurs électeurs, dont beaucoup appartiennent à l’islam. Où l’on voit que la politique s’accommode facilement des principes…

Benoît Dumoulin

© LA NEF n° 366 Février 2024