Les locaux de Sciences Po Paris © Célette - Wikimedia

Sciences Po gagné au wokisme, et la stratégie de David contre Goliath

Voici une des grandes clés de lecture du logiciel woke : « il est impossible au sein de ce logiciel de décrire quelqu’un ou quelque chose comme étant « dominant » ou « puissant » sans que cela ne soit compris comme une condamnation morale en soi. » Les blocages sur le campus de Sciences Po ont montré le visage d’une gauche qui traque partout la « violence symbolique » mais qui a légitimé le fait d’arracher des affiches de bébés juifs tenus en otage : comment expliquer que tout soit violence, sauf la violence elle-même, qui est légitime ?

Les blocages sur le campus de Sciences Po ont remis en Une de nos journaux la figure de l’étudiant gauchiste, éternel insatisfait, bien ancré dans nos imaginaires depuis Mai 68. Ces manifestations ont fait réapparaître le gouffre béant qui traverse les gauches, et qui prend plus précisément la forme d’un clivage générationnel. On encourage le lecteur sceptique à aller voir la pyramide des âges des électeurs de La France Insoumise d’un côté, et de celle des listes Glucksmann et Renaissance de l’autre pour s’en convaincre.
Ce déchirement de la gauche était particulièrement manifeste lors des réactions aux attaques du 7 octobre dernier. Dans la gauche mélenchoniste, au moment où le « mégenrage » (appeler quelqu’un par ses mauvais « pronoms » après une « transition de genre ») devenait une violence inqualifiable, le massacre du Hamas n’était, lui, que justice.
Comment expliquer que le camp de la « violence symbolique » dénichée partout ait légitimé le fait d’arracher des affiches de bébés juifs tenus en otage ? Comment expliquer que tout soit violence, sauf la violence elle-même, qui est légitime ? Comment expliquer que le mantra – par ailleurs intrinsèquement infantilisant et liberticide – « femmes, on vous croit » puisse dans cette situation tolérer un astérisque, dans la mesure où les Juives qui affirmaient s’être fait violer par le Hamas n’étaient apparemment pas dignes de confiance ? Essayons de comprendre ces contradictions en décortiquant leur logiciel.

David le Palestinien

Nous le savons depuis maintenant fort longtemps, nous ne pouvons lire le réel sans l’interpréter sous la forme d’un récit. Or, le mythe ici plaqué sur le réel est celui de David contre Goliath. Sauf que David n’est plus juif mais bien palestinien, et qu’il affronte un Goliath sioniste tentaculaire et omnipotent. Qu’est-ce qu’un pauvre caillou contre un tel titan ? Qu’est-ce qu’une pauvre roquette lancée sur Israël ?
On comprend mieux le désarroi de la députée LFI Danielle Obono au micro de Jean-Jacques Bourdin dix jours après les attaques, qui a tenu à admettre le qualificatif de « mouvement de résistance » pour décrire le Hamas.
Dans le logiciel woke, une fois qu’une chose a été étiquetée comme étant « puissante », on peut tout lui faire pour « rééquilibrer » le rapport de force. Ainsi, non seulement on peut tout faire au dominant, mais on peut même décrire un harcèlement systématique d’une catégorie ethnique, sexuelle, ou religieuse, comme étant une simple recherche « d’égalité ». En effet, le « dominant » étant au-dessus du « dominé », on peut passer son temps à rabaisser le premier « au profit » du second, car ce sera tout simplement viser à les placer sur un même pied… d’égalité. C’est ainsi que les féministes Pauline Harmange et Alice Coffin peuvent appeler dans leurs ouvrages à « l’éradication » des hommes (catégorisés comme « dominants » par essence) et à un éloge pur et simple de la misandrie.

Les dominés ne peuvent pas dominer

Dans la mesure où il n’y aura jamais rien de plus horizontal que le ras du sol, cette « égalitarisation » est en réalité un rabaissement de tout ce qui aurait l’outrecuidance de dépasser, de se tenir droit. Dans un monde égalitariste, chaque statue est un doigt d’honneur en puissance.
La majorité elle-même peut être perçue comme un « majeur ». Il semblerait que depuis que Luther a cloué à une porte ses revendications contre l’Église, toute protestation d’un individu contre une institution soit pressentie comme étant profondément légitime. « Celui que le Système veut faire taire », selon la formule désormais consacrée, doit par définition avoir raison. On ne saurait avoir tort, à l’inverse, avec une minorité. On peut d’ailleurs à ce titre aisément dévoiler nos propres préjugés « minoritaristes » et « faiblophiles » : quand on entend une phrase qui commence par « on entend souvent les gens dire que… », on peut être certain que la suite sera « mais… », ou « alors qu’en réalité… » Le sens commun devient un sens interdit.
De ce point de vue, le wokisme repêche la vieille idée selon laquelle le pouvoir corrompt – avertissement particulièrement présent au sein des écrits bibliques – et la métamorphose en « tous ceux qui ont du pouvoir sont forcément corrompus ». Ainsi, il est impossible au sein de ce logiciel de décrire quelqu’un ou quelque chose comme étant « dominant » ou « puissant » sans que cela ne soit compris comme une condamnation morale en soi. Loin de l’idée selon laquelle le fort a la responsabilité de protéger le faible, ici nous avons plutôt le fort qui doit être abattu par le faible.
On ne pourrait évidemment pas être « dominé par les dominés », semblent affirmer en chœur ceux qui dominent aujourd’hui en leur nom.

Pierre Valentin

  • Pierre Valentin est l’auteur de Comprendre la révolution woke, Gallimard/Le Débat, 2023, 224 pages, 17 €.

© LA NEF n° 370 Juin 2024