De St Colomban à Strauss-Kahn

Nous avons un gros problème. Comme ils disent dans les séries américaines. C’est que le mal moderne autant que sa critique sont des héritages déviés du message chrétien, lequel à la fois comme source et comme salut a été biffé des consciences. En quoi les chrétiens sont toujours tenus comme responsables, voire coupables de tout, de quelque camp que vienne l’attaque. Jugez vous-mêmes si cela ne vous paraît pas clair, ni évident.
Pour le libéralisme avec son cortège de relativisme, figure la plus achevée de ce mal moderne, vous pourrez vous reporter au dossier de ce numéro, où l’on voit bien que de la Parole christique libératrice de la personne humaine on a fait ignoblement l’instrument de domination de l’argent. Au nom de la liberté, on a assassiné la vérité. Au nom de la responsabilité, on a relativisé la dignité. Au nom de la justice, on a banni la charité. C’est-à-dire qu’au nom d’une anthropologie chrétienne on en a condamné la théologie.
A l’opposé, le camp de la critique de ce libéralisme n’a de cesse de faire porter au vieil Occident chrétien la culpabilité de ce qui est plus qu’une hérésie, une inversion. Ainsi peut-on lire dans une étrange revue qui fait l’éloge de la fainéantise (1) que c’est la chrétienté qui introduisit dans l’homme la maladie de l’agitation et de la production à tout prix. Et de citer Ruskin à l’appui (« Les deux préoccupations de notre vie sont, quoique nous possédions, d’avoir davantage et en quelque lieu que nous soyons, d’aller autre part ») sans voir qu’il s’agit là d’une phraséologie pascalienne. Encore, dans un excellent petit ouvrage daté de 1931 et réédité aujourd’hui (2), les deux auteurs quand ils analysent avec grande finesse l’horreur économique ne peuvent s’empêcher d’accuser la morale chrétienne de l’avoir instituée.

Alors, en effet, assumons-le, le christianisme a changé le monde. Mais pas comme ils croient tous, dans un vieux ressentiment moderne, où l’Occident est accusé de tous les maux, où l’extrême-droite païenne et l’extrême-gauche antireligieuse toujours se rejoignent. Cette dure rengaine qui mélange sciemment condottiere et missionnaires, marchands d’eau-de-feu et annonce kérygmatique, pour métisser le rouge sang des martyrs de métal jaune en fusion, se justifie de l’expansion chrétienne jusqu’au bout du monde. Laquelle a été malheureusement doublée d’une expansion économique à laquelle l’Église ne pouvait rien et qu’elle n’a en rien provoquée.
Ainsi le montre un précieux livre sur le Moyen-Âge (3), si la découverte du monde ne doit jamais qu’aux marchands et aux prêtres, c’est dans une concurrence forcée qui est une lutte à mort. L’Europe se suffisait bien à elle-même tout au long du Moyen-Âge (on le lui a assez reproché) et n’était plus impérialiste depuis la chute de Rome. Coincée entre le monde islamique, le rêve porphyrogénète de Byzance, les aventureux chauffeurs de drakkars et les hordes turco-asiates, l’Europe est longtemps demeurée cette petite motte féodale où l’on remuait intensivement la terre pour nourrir le corps, et la pierre pour nourrir l’âme. De civilisation aussi cohérente et aussi peu habitée de volonté de domination du monde, il est peu d’exemples dans l’histoire. C’est, comme par hasard, le temps du christianisme triomphant où, si l’on voyage, c’est toujours en pèlerin. Ce sont toujours, au départ, des franciscains et des dominicains qui parcourent les steppes mongoles pour le compte de personne, sinon de Dieu.
Or, le monde moderne, abattant le christianisme, a laissé carte blanche aux voyageurs de commerce, pour ouvrir de toujours nouvelles voies de négoce. C’est ainsi que, parti de Rome, il est arrivé à New York et qu’il nous a fait passer de saint Colomban à Strauss-Kahn. C’est pourquoi seul le missionnaire nous sauvera du commissionnaire.

(1) Le Grognard, mars 2008, n°5, « Solitaire ou solidaire ? » 7 e (2) Le cancer américain, de Robert Aron et Arnaud Dandieu, L’Âge d’Homme, 2008, 146 pages, 24 e. (3) Voyageurs au Moyen-Âge, dir. Feliciano Novoa Portela, Imprimerie nationale, 240 pages, 39 euros