Pierre Schœndœrffer

Pierre Schœndœrffer nous a abandonnés, pour la première fois. Qui sera aussi bien sûr la dernière. Et ce n’est pas peu de dire qu’il nous abandonne dans un sale moment : ce petit prince, qui s’est piqué plus qu’à son tour aux épines de la rose qu’il aimait, est donc retourné aux étoiles dont la lumière ne faiblit pas, vers cette planète où l’attendaient et son Créateur et ses frères d’armes, il y est retourné dans un moment où, plus que jamais, nous avions besoin de son sens de l’honneur et de l’héroïsme – de cette soif qui l’habitait presque intégralement et qu’il dissimulait mal derrière une mélancolie si fascinante.

Heureusement demeurent ses œuvres, qui ne passeront pas, du moins pour notre temps, ses films, ses documentaires et ses fictions, et aussi ses livres. Heureusement Bénédicte Chéron lui rend un hommage touchant dans son ouvrage (1) qui, hasard ou providence, a paru au moment même du retour au Père de l’auteur du Crabe-Tambour. L’admirateur ou le curieux trouvera dans cette œuvre unique, qui eût dû, si l’époque respectait encore le génie, depuis longtemps être précédée d’autres études. Mais il fallait que ce fût une jeune femme que deux générations séparaient du maître et qui certainement n’a pas connu la guerre, ni sur les champs de bataille, ni même de l’arrière, qui prît son courage à deux mains pour tenter de démêler le secret de cet aède du XXe siècle. Schœndœrffer aura sans doute été le premier à réaliser au cinéma ce qu’Homère fit il y a trois mille ans avec l’écrit : raconter l’épopée véritable, celle qui dans la guerre ne parle pas de la guerre, celle qui ne raconte pas l’histoire plate des successions linéaires de batailles, mais celle qui chante l’homme prisonnier, parfois volontaire, de ce fatum. Celle qui chante la vraie guerre, celle de la conscience devant la destruction, devant le bien et le mal, où tragique, elle ne peut plus choisir que la voie de l’honneur et de la grandeur. Reste le mystère perpétuel : faut-il croire que l’homme a besoin de ces moments de terreur pour s’élever ? Faut-il regretter qu’ils ne soient plus parmi nous, les héros et leurs cas de conscience ?

A cette question sans doute oiseuse, Schœndœrffer ne répond pas : lui importe d’abord de décrire ce qui est, ce qui fut, la Némésis qui jamais ne lâche ces hommes, que l’on suit de Dien Bien Phu jusqu’au Crabe-Tambour entièrement et à jamais confrontés à leurs actes passés, que seule justifie une foi vacillante dans la possibilité d’un destin supérieur. Schœndœrffer, pour avoir vécu, non comme guerrier, mais comme observateur au plus près des combats qui subit finalement le même destin que ces soldats perdus – les camps vietminh après la chute de la cuvette – ne peut être convaincu de voyeurisme, de récupération, ou d’utilisation poétique de ces drames. Il en parle non comme d’un mythe ou d’une légende, mais comme d’une vérité qui, pour avoir déjà eu lieu, n’est pas pour sa génération achevée. Qui encore n’est pas terminée complètement pour les générations successives de spectateurs ou de lecteurs à qui il offre ces pages et ces images. En ce sens, il a inventé un genre de cinéma, qu’après lui réutiliseront le Coppola d’Apocalypse now et le Malick de La ligne rouge, qui est l’art porté à son comble, à son incandescence : ce n’est pas la réalité filmée en tant que telle qui plonge au cœur du réel, comme ces images absurdes des guerres occidentales d’Irak ou de Libye ; ce n’est pas non plus la romance postérieure à des fins d’histoire ou de propagande, comme Paris brûle-t-il ? ou le soldat Ryan, qui atteignent l’art : mais bien la narration postérieure qui choisit ce qu’elle veut parmi les faits pour en montrer l’irrémédiable tragique et leur vie continue dans le cœur saccagé des héros. C’est ainsi que, nous abandonnant, Schœndœrffer demeure.
J.G.

(1) Bénédicte Chéron, Pierre Schœndœrffer, CNRS Éditions, 2012, 290 pages, 27 e.