Statue de Jeanne d'Arc

Une Jeanne de droit

On n’en a jamais fini avec Jeanne d’Arc. Elle hante les consciences, françaises mais pas seulement, les consciences anglaises elles-mêmes parfois, de sa jeunesse, de sa virginité, de son invraisemblance et pourtant de son caractère historique indéniable, signe si étonnant de l’immixtion de Dieu dans les affaires temporelles, de sa fougue, de son intelligence, enfin de sa pureté surnaturelle. Et combien plus quand, comme en nos temps troublés, la France paraît douter d’elle-même, la France paraît ne même plus savoir si elle peut continuer d’exister, et si elle en a seulement le droit.
Des Jeanne d’Arc, il y en a eu de toutes sortes. Aujourd’hui, c’est une Jeanne de droit que nous offre Jacques Trémolet de Villers qui fait de sa science d’avocat le moyen d’une nouvelle lumière jetée sur la bonne Lorraine (1). S’en tenant strictement au procès, il déroule à travers ses pièces si précises, et particulièrement à travers ce qu’on appelle « la minute française », l’histoire chronologique de ce que Péguy appelait « l’Évangile selon Pilate ». C’est la voix de Jeanne et de ses accusateurs qu’on entend, mot pour mot – rien n’en est enlevé – mais mise en perspective et commentée par les soins du grand pénaliste.
Derrière les accents parfois bien connus de la Pucelle, c’est un monde complet qui prend forme, se dévoile. Ne faisant pas mystère de sa foi, Trémolet prend hardiment le parti de la véracité des propos de la sainte, et inverse la charge de la preuve. Sous sa plume, on suit Cauchon et ses affidés tentant de faire chuter Jeanne à propos de ses voix, manœuvrant bassement pour la prendre au piège grâce à un détail qu’elle aurait omis. Mal leur en prend : il nous montre comment, se défendant seule, la chef de guerre évite les chausse-trapes, rebondit au bon moment, contre-attaque, impose ses conditions et surtout dévoiles les intentions cachées de ses juges.
Surtout, il ponctue les répliques autrement froides de l’une et des autres de tons à propos, indiquant la Jeanne malicieuse et mordante, la Jeanne épuisée et démoralisée, l’évêque furieux et l’évêque cauteleux. Enfin, il égrène le temps du procès : les jours de jeûne où elle comparaît épuisée par l’abstinence, les privations et les mauvais traitements, les jours où solaire elle domine ses contradicteurs.
C’est peu de le dire : Jacques Trémolet de Villers s’y connaît en procès iniques, en « procès en idéologie » comme il l’a écrit jadis lui-même. Il est donc parfaitement à son aise pour révéler le fond illégitime de celui-ci. Jeanne a subi deux procès équitables auparavant, quand elle vint trouver le dauphin, qui conclurent qu’il n’y avait en elle « que du bon ». Ici, c’est seulement l’Université de Paris, forte de ses prétentions et vendue à son maître l’Anglais, qui se fait accusatrice et mauvais juge. Qui a décidé d’emblée, avec ses « procureurs dont le dos tremble », qu’elle était coupable et serait condamnée. Tous les moyens sont bons, d’accusation de sorcellerie enfantine en accusation d’idolâtrie, de menaces et de chantage en séductions perverses pour arriver à faire dire à la jeune fille de 19 ans qu’elle a trompé son monde et est coupable d’hérésie. Merveilleuse époque, d’une certaine façon, où les docteurs en théologie se mêlaient de justifier les prétentions de leurs princes à l’aide de leur science. Merveilleuse époque, sous un certain angle, où l’on usait du délit de juron pour tenter de condamner son adversaire politique. Toutes les sciences de Dieu sont ici convoquées par des hommes d’Église, mais qui, comme Jeanne les en avertit, prennent l’effroyable risque de juger de la providence elle-même.
Plus on lit Jeanne et plus on l’entend même, sa voix sûre et tranchante résonnant grâce à la finesse de Jacques Trémolet de Villers dans nos oreilles, comme si l’on eut assisté soi-même au procès en direct, plus claire et lumineuse se fait sa mission, et plus terrible et tragique son destin.
Plus mystérieuses se font ces « voix », qui ont aussi d’ailleurs une apparence (« Croyez-vous que Dieu n’ait pas de quoi les vêtir »), de saintes ou d’archange, qui lui parlent presque continûment, dans la veille et dans le sommeil, qui l’avertissent qu’elle sera prise et qu’elle doit l’accepter mais ne lui disent pas si elle doit mourir ; qui lui disent de parler hardiment et l’enseignent, mais non point sur tout. Plus mystérieuse définitivement se fait l’alliance de la grâce divine et de la liberté humaine. Plus tragique ce destin de pucelle venue de son Barrois mouvant pour sauver la France. Car « Dieu aime les Anglais. Mais chez eux ».

Jacques de Guillebon

(1) Jacques Trémolet de Villers, Jeanne d’Arc. Le procès de Rouen (21 février-30 mai 1431), Les Belles Lettres, 2016, 320 pages, 25,90 € (à paraître le 18 janvier).