Avec Silence, sorti en salles le 8 février 2017, le cinéaste américain Martin Scorsese nous offre un film à la fois grandiose et terriblement ambigu sur le martyre et l’apostasie. Point de vue.
Le film que Martin Scorsese a tiré du roman de Shûsaku Endô, Silence (1), paru en 1966, est à la fois grandiose, exceptionnel et en même temps oppressant et éprouvant avec un message plus qu’ambigu ! Il faut reconnaître au metteur en scène d’avoir été très fidèle au roman et d’avoir admirablement rendu l’atmosphère accablante dans laquelle vivaient les catholiques japonais persécutés au XVIIe siècle. La caméra est superbe et le jeu des acteurs parfait.
L’histoire, inspirée de faits réels, est celle des deux derniers jésuites portugais à être envoyés au Japon après les grandes et féroces persécutions perpétrées dès la fin du XVIe siècle et qui prirent une ampleur encore plus cruelle lorsque le catholicisme fut officiellement interdit en 1614. Deux jeunes jésuites portugais, le Père Sebastiao Rodrigues (inspiré de la figure historique de Giuseppe Chiara et joué par l’excellent Andrew Garfield qui crevait déjà l’écran dans Tu ne tueras point de Mel Gibson) et le Père Francisco Garupe (Adam Driver) sont envoyés au Japon où tous les prêtres ont été massacrés. Leur but, outre de conforter les chrétiens japonais laissés sans pasteur, est d’enquêter pour connaître la vérité sur l’apostasie du supérieur jésuite sur place, le Père Cristovao Ferreira (Liam Neeson), qui était leur mentor et dont on dit qu’il vit désormais, sous le nom de Sawano Chuan, avec une épouse et qu’il écrirait même contre la foi catholique.
Parvenus au Japon, les deux prêtres vivent dans la clandestinité, aidés par des villageois au courage héroïque. La cruauté avec laquelle les autorités japonaises essaient d’éradiquer le christianisme fait froid dans le dos. Tout y passe, toutes les formes de torture sont employées : crucifixion, ébouillantage, bûcher, noyade, décapitation… Mais le pire est la pression psychologique en maintenant les malheureuses victimes en prison, en les faisant assister aux sévices infligés à leurs frères dans la foi. Et, surtout, voyant que les prêtres refusaient d’abjurer malgré les atroces tourments, les bourreaux changèrent de tactique et désormais les ménagèrent : ils les faisaient assister au martyre de leurs ouailles et, même lorsqu’elles abjuraient, continuaient à leur imposer d’abominables supplices, expliquant à ces prêtres qu’ils en étaient responsables puisqu’un geste suffisait à les sauver ; la perversion atteint ici un degré diabolique, lorsque le persécuteur veut faire croire que refuser d’abjurer est égoïste et inhumain, si cette apostasie peut mettre fin à la souffrance d’un autre !
QUESTIONS
Ce film très puissant dont on ne ressort pas indemne pose de multiples questions et recèle une profonde ambiguïté sur les notions de martyr et d’apostasie.
Les questions d’abord. Un regard extérieur pourrait s’interroger sur la légitimité même de ces missions quand on voit les souffrances qu’elles engendrent, surtout si on se limite au film, le spectateur ne sachant pas ce qui s’est passé avant l’arrivée des deux jésuites au Japon. En effet, il ignore que le succès des premières missions, après saint François Xavier, fut indéniable, puisque la chrétienté japonaise a compté jusqu’à 300 000 fidèles et aurait pu continuer à se développer pacifiquement et en bonne harmonie dans le cadre de cette civilisation (comme elle le fait aujourd’hui, preuve que cela était possible). C’est uniquement la peur face à une intrusion étrangère jugée menaçante pour l’identité japonaise qui a entraîné la caste dirigeante dans l’une des pires persécutions de l’histoire ; et c’est seulement à partir de ce moment que les choses ont très mal tourné. La responsabilité de la situation incombe donc au pouvoir japonais, peu sûr de lui, et non aux missions.
Cela pose la question centrale de la liberté de conscience et de la liberté religieuse, mais il faut bien comprendre que poser cette question en ces termes est un anachronisme, de telles idées n’étant pas encore clairement perçues à une époque où l’unité de culture et de foi était le plus souvent entendue comme une nécessité du bien commun à sauvegarder à tout prix. Il a fallu un long développement pour que, grâce au christianisme, ces notions soient progressivement éclairées et affirmées au XXe siècle lors du concile Vatican II (Dignitatis humanae).
Mais revenons au film. C’est l’arrivée des deux prêtres portugais qui relance la persécution contre les chrétiens, lesquels parvenaient, tant bien que mal, à vivre leur foi sans prêtre. Dans un tel contexte, fallait-il prendre le risque d’envoyer des missionnaires étrangers facilement repérables qui pouvaient rendre la situation sur place pire qu’elle n’était ? N’y avait-il pas une sorte d’orgueil, de la part des deux jésuites, à aller au-devant du martyre avec la certitude de subir l’épreuve victorieusement ?
Là se pose une autre question, celle de la légitimité de l’évangélisation en terre hostile. L’évangélisation est un ordre du Christ lui-même qui ne supporte aucune ambiguïté (cf. Mt 28, 19). Néanmoins, elle ne peut être que pacifique et son opportunité est laissée au jugement prudentiel des responsables de l’Église. Finalement, dans le cas du Japon, l’Église n’enverra plus de missionnaires jusqu’en 1873, date à laquelle sera levée l’interdiction du catholicisme dans ce pays. Et c’est alors que le Père Petitjean, prêtre des Missions étrangères de Paris (MEP), arrivé quelques années auparavant dans la région de Nagasaki, découvrira que la foi avait réussi à survivre dans de petites communautés malgré l’absence de prêtre : le baptême et le mariage étaient les deux seuls sacrements auxquels ils avaient accès, car ils pouvaient se les donner eux-mêmes.
En outre, on se demande comment on peut vivre constamment dans une telle angoisse, dans la peur omniprésente de terribles persécutions ! Les missions sont censées apporter l’Évangile, c’est-à-dire l’amour de Dieu et la charité : quel sens ont-elles quand elles contribuent au malheur, aux souffrances et à la mort de villages entiers ? Peut-on attendre des gens ordinaires qu’ils vivent quotidiennement d’une façon héroïque et acceptent tant de sacrifices ? Dans le film, d’ailleurs, il y a un paysan japonais faible et lâche, Kichijiro, qui passe son temps à apostasier pour ne pas subir le martyre et revient chaque fois se confesser et demander pardon pour son manque de courage et de foi ; vers la fin, il interroge le Père Rodrigues pour savoir ce qu’un homme faible comme lui doit faire, comment il peut vivre dans un tel climat de peur ?
AMBIGUÏTÉ
L’ambiguïté ensuite. Celle-ci réside fondamentalement dans la scène d’apostasie du Père Rodrigues, qui se plaignait du « silence » de Dieu et de n’avoir pas de réponse à ses angoissantes interrogations face à l’effroyable martyre de ses fidèles : comme il hésite, anéanti par la souffrance des chrétiens japonais qui expirent à petit feu, le film montre qu’il entend une voix lui dire de franchir le pas : « Piétinez ! piétinez ! mieux que personne je sais la douleur qui traverse votre pied. Piétinez ! C’est pour être foulé aux pieds par les hommes que je suis venu en ce monde ! C’est pour partager la souffrance des hommes que j’ai porté ma croix ! » (2)… et il suit le conseil et piétine l’image ! Pour Endô, c’est la voie du Christ et, symboliquement, dans le roman, un coq se met à chanter. « Pour Endô, écrit son biographe, Dieu ne pouvait rester sourd à une telle détresse. […] Le Seigneur ne pouvait qu’être là, présence maternelle silencieuse, pour consoler et rassurer ceux qui l’appelaient » (3).
Malgré l’intention de l’auteur, on ne peut s’empêcher de penser qu’un tel conseil vient du diable : car si ce geste le pousse apparemment à plus d’humilité et de compassion, c’est au prix d’un reniement dont on voit mal le Christ être complice, cet appel semant alors un doute affreux sur l’utilité même du martyre, et notamment sur celui de tant de chrétiens japonais morts héroïquement en refusant d’apostasier, martyrs qui ont assurément contribué à maintenir vivante la foi d’un petit peuple malgré l’absence de clergé. L’apostasie, même si elle n’est qu’extérieure, et sans juger le fond des cœurs, a une gravité objective telle qu’on ne peut concevoir que le Christ y invite, surtout si l’on tient compte du fait que Dieu « ne permet pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces » (1 Co 10,13). Et si l’on juge un arbre à ses fruits, on ne peut pas dire que l’abjuration ait apporté la paix intérieure aux deux jésuites renégats. Néanmoins, le film comme le roman montrent que le Père Rodrigues a bien conservé la foi en secret : officiellement bouddhiste, il accepte d’entendre en confession Kichijiro une dernière fois. Dans le film (pas dans le roman), on le voit mourir selon le rite bouddhiste, mais tenant une petite croix dans sa main, bien que tous les signes chrétiens soient totalement interdits sur le territoire japonais.
Un film singulier, profondément marquant, pesant aussi mais qui ouvre un difficile débat…
Christophe Geffroy
(1) Sortie en salles le 8 février 2017. Durée : 2h41. Distribué par Metropolitan : www.metrofilms.com
(2) Les paroles sont celles du roman qui, de mémoire, correspondent bien à celles du film : cf. Silence, de Shûsaku Endô, Folio, 2010, p. 258.
(3) Pierre Dunoyer, Shûsaku Endô [1923-1996], Cerf, 2014, p. 99.
© LA NEF n°289 Février 2017