Quelle société demain ?

Mgr Michel Aupetit, après avoir été médecin généraliste durant plus de dix ans, a reçu l’appel au sacerdoce. Il a été nommé évêque auxiliaire de Paris en 2013, puis évêque de Nanterre en 2014. Il vient de publier un excellent livre sur l’avenir de nos sociétés dont il nous parle ici (1).

La Nef Les sociétés modernes sont désarmées sur les questions dites éthiques, puisque nos démocraties procédurales ont rejeté la notion même du bien, chacun en ayant sa propre approche : comment en est-on arrivé à une telle situation ?
Mgr Michel Aupetit – La neurophysiologie confirme ce que la pensée humaine connaît depuis longtemps : ce qui appartient en propre à l’homme est sa capacité de jugement qui permet à ses choix de n’être pas seulement l’expression d’un déterminisme, mais la possibilité de choisir une réponse comportementale personnalisée. C’est le domaine de la morale (ou de l’éthique) où s’exerce la liberté. La question posée par la morale est : « Que faut-il faire pour bien faire ? » La confrontation des civilisations liée à la mondialisation a conduit certains à se poser autrement la question du bien et du mal. Le père de l’éthique procédurale, John Rawls, détermine qu’il ne convient plus de rechercher le bien ou le mal par la raison, mais de rechercher un consensus. C’est l’introduction de la démocratie en morale. C’est la procédure qui doit être juste et non l’absolu du bien. Cela conduit, bien sûr, au relativisme puisqu’un bien décidé par une majorité qui détermine une loi à un moment précis, peut être totalement remis en question dix ans après.

Vous expliquez que la valeur absolue est passée de la « vie » au « vivant », ce glissement entraînant l’utilitarisme et le relativisme qui nous gouvernent : pourriez-vous nous expliquer cela ?
Il est très difficile aujourd’hui de définir ce qu’est la vie. Les définitions que nous donne la biologie concernent surtout le fonctionnement d’un être vivant. Ce qui est décrit sont les caractères propres d’un être vivant mais jamais la vie en soi. Car la vie n’est pas réduite à sa seule structure matérielle. Quand on observe le monde des êtres animés, on s’aperçoit que tout est ordonné à la vie, qu’elle est la valeur absolue pour laquelle les êtres vivants sont prêts à sacrifier leur propre vie pour pouvoir la transmettre. Quand la science réduit la vie aux vivants que l’on peut observer, il y a un déplacement de la sacralité de la vie vers l’optimisation fonctionnelle du vivant. La conséquence est la production de seuils d’humanité en deçà desquels la vie ne vaut pas d’être vécue. C’est ainsi que l’eugénisme qui élimine les plus faibles se drape de bons sentiments. Dieu, dans la Bible, crée les êtres vivants mais pas la vie. La vie, c’est Dieu qui se donne. Cela est exprimé par l’haleine de vie de Dieu qui se transmet à l’homme. Suprêmement, le Vivant engendré par la Vie, c’est le Fils.

Contre ce relativisme, vous défendez l’idée de l’existence d’un bien objectif et d’une loi morale naturelle : pourriez-vous nous résumer votre démonstration ?
La plupart des neurophysiologistes confirme ce qu’Aristote disait : « l’homme est la cause intelligente de son agir. » L’homme est capable d’une liberté orientée vers une fin que lui-même détermine comme un bien. Toutes les sociétés humaines reconnaissent cette réalité propre à l’homme puisque celui-ci doit rendre raison de ses actes devant les tribunaux. Mais comment déterminer un bien universel ? La loi morale naturelle est la capacité qu’a la raison humaine à découvrir le bien. Elle a été théorisée non seulement par la philosophie grecque, par le christianisme, mais aussi par la philosophie chinoise. Nous en avons quelques exemples par des lois universelles que l’on retrouve au-delà du temps et de l’espace, comme l’interdit de l’inceste, du meurtre et la fameuse « règle d’or » commune à toutes les civilisations : « ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas subir soi-même ». Même les relativistes qui refusent cette notion soutiennent la Déclaration Universelle des Droits de l’homme de 1948 qui pourtant s’appuie sur cette loi morale naturelle.

Avoir fait douter de l’idée d’un bien objectif qui s’impose supérieurement à l’homme est pour les Modernes un acquis essentiel dans la volonté d’émancipation des anciennes tutelles : Dieu, la nature, la culture… Est-il possible de changer ce mouvement de l’histoire ?
Le sens inéluctable de l’histoire était déjà défendu par les professeurs marxistes que j’avais à Jussieu au moment de passer ma thèse de doctorat en médecine. On sait ce qu’il en est advenu. Le véritable combat est celui de l’intelligence. Seule la vérité est diffusive de soi et c’est elle qu’il faut approcher par la raison pour qu’elle devienne accessible à tous. Toutes les querelles autour de la philosophie de Kant qui sépare l’autonomie de l’hétéronomie ont faussé la réflexion. L’autonomie qui signifie que l’homme se donne à lui-même sa propre loi est une illusion car nous savons que les contingences matérielles, psychiques ou relationnelles sont non seulement prépondérantes mais obligent ne serait-ce que de façon inconsciente. L’hétéronomie, qui montre l’interdépendance de l’homme avec le cosmos (Aristote) ou avec une transcendance divine, est plus conforme à la réalité. On le voit de manière forte avec les questions écologiques modernes. C’est aussi pour faire droit à la liberté de l’homme par rapport à une loi divine supérieure que l’Eglise parle de théonomie participée.

Face aux conséquences du rejet des limites, notamment dans les domaines de la vie (avortement, eugénisme, GPA…), jusqu’où faut-il aller pour défendre le droit à l’objection de conscience ?
L’objection de conscience est un droit, c’est même un devoir. En effet, le second procès de Nuremberg intenté aux médecins nazis a condamné ces derniers qui se réfugiaient derrière leur devoir d’obéissance, au motif de n’avoir pas pratiqué l’objection de conscience qu’ils auraient dû faire valoir, connaissant les programmes d’extermination qui leur était imposés. Ceci nous a donné le « principe de Nuremberg » qui s’énonce ainsi : « Le fait d’avoir agi sur ordre de son gouvernement ou celui d’un supérieur hiérarchique ne dégage pas la responsabilité de l’agent s’il a eu moralement la faculté de choisir. »

L’épiscopat a été combatif sur les lois bioéthiques, on l’entend moins sur l’avortement, le genre ou le mariage pour tous et la GPA : avez-vous le sentiment d’une différence de traitement ?
Je ne partage pas votre sentiment pour avoir participé au débat sur les lois bioéthiques qui comprennent aussi la question de l’avortement, du genre et de la GPA. Très récemment encore j’ai fourni à tous les évêques un argumentaire pour répondre à toutes les affirmations usuelles qui justifient l’avortement. Quant à la GPA, je suis allé rencontrer dès 2008 la commission sénatoriale chargée de la faire passer, pour dire notre opposition totale à cette injustice faite aux enfants. Je pourrais multiplier nos interventions sur le sujet du genre ou de la vérité du mariage et son fondement anthropologique.

Sur l’avortement, pensez-vous qu’il serait utile de réfléchir à la mise en place d’une structure d’accueil dans les diocèses pour écouter les femmes s’interrogeant sur l’avortement ou en ayant subi un, afin de les aider ?
Bien sûr, cela est évident ! Ces structures existent déjà dans plusieurs diocèses. À Nanterre, par exemple, nous avons un foyer qui accueille des jeunes femmes chassées par leurs familles ou leurs conjoints parce qu’elles ont voulu garder leur enfant. Elles nous arrivent par le 115 et témoignent de leur étonnement d’être accueillies alors que leur propre famille les a rejetées. L’Église soutient tous les services d’écoute et les sites d’accompagnement qui sont aujourd’hui mis en danger par cette loi inique sur l’entrave numérique à l’avortement.

Vous évoquez la question du transhumanisme, dont beaucoup ne perçoivent pas le danger : en quoi, justement, est-il une menace ?
Le transhumanisme traduit la volonté de toute-puissance de l’homme. C’est sans doute la traduction de ce péché originel où l’homme « veut se faire comme Dieu ». Il s’agit encore une fois de réduire l’homme à sa réalité matérielle physico-chimique et fonctionnelle. En s’appuyant sur les nouvelles technologies, son ambition est de fabriquer un être post-humain dont l’intelligence artificielle serait combinée entre le cerveau et l’ordinateur en espérant atteindre un jour l’immortalité. Refuser les limites et la vulnérabilité de l’humanité conduit à une étrange barbarie. C’est justement par l’intégration et l’accompagnement de ses limites que l’être humain a pu développer son sens de la compassion, de la solidarité et de la dignité universelle de chacun. L’éthique n’empêche aucunement le progrès de la science, mais elle donne un discernement qui oriente vers davantage d’humanité.
Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Mgr Michel Aupetit, Construisons-nous une société humaine ou inhumaine ?, Éditions du Moulin.com, 2016, 130 pages, 10 €.