Le débat sur l’identité qui est soudainement apparu en janvier dans monde catholique français (1) a été bien mal posé, il n’en revêt pas moins une importance indéniable. Certes, la notion même d’identité n’est pas très claire et l’on comprend qu’elle peut donner lieu à des interprétations réductrices, passéistes ou excessives. Faire de l’identité la fin du politique, comme le libéralisme le fait de la liberté par exemple, relève de la même erreur, celle d’absolutiser un élément qui est juste dans son ordre. Mais l’identité d’une nation, dans son acception la plus courante, qui englobe l’histoire, la culture, les institutions, etc. d’un peuple est un concept tout à fait recevable en politique. Ce concept n’est mis en avant que lorsque cette identité est faible et se trouve menacée. Aujourd’hui, qui peut sérieusement nier qu’une telle menace existe ? Il suffit de citer : le grand mouvement de la mondialisation, la construction européenne telle qu’elle est menée depuis trente ans au moins, l’ampleur de l’immigration extra-européenne qui a installé sur le vieux continent une importante présence musulmane de laquelle a surgi un terrorisme islamiste « local », la déconstruction systématique de la famille et de l’anthropologie qui a gouverné notre civilisation durant deux millénaires…
DEUX EXCÈS POSSIBLES
On se retrouve ici face à deux excès possibles, assez bien illustrés par l’opposition mise en lumière par Christophe Guilluy entre la « France d’en haut » et la « France périphérique » : d’un côté ceux qui sont peu concernés par la question de l’identité et prompts à y voir un « fantasme » de « l’extrême droite », à savoir ceux qui profitent de la mondialisation, qui voyagent facilement d’un pays à l’autre et pour lesquels compte avant tout l’émancipation que porte la postmodernité ; d’un autre côté ceux qui s’y rattachent comme à une bouée, car ils voient leur monde s’écrouler alors qu’ils ont un besoin charnel d’enracinement. Cela peut générer une vision idéalisée, figée et finalement caricaturale du passé, quand une identité est forcément dynamique et changeante, sans l’être trop toutefois au risque de se perdre précisément.
D’un point de vue plus spécifiquement chrétien, ce débat sur l’identité renvoie à deux erreurs opposées qui ont jalonné toute l’histoire de la chrétienté : ou la tentative d’absorption du spirituel par le temporel, ou l’inverse. C’est néanmoins l’honneur du christianisme d’avoir posé d’emblée les bases de la distinction des deux pouvoirs – « Rendez à César ce qui est à César… » – qui n’existait pas ailleurs et que l’islam ignorera. Celui qui méconnaît l’histoire ou qui ne procède que par anachronisme peut facilement se moquer du « constantinisme », de la « chrétienté » et finalement du temps qu’il a fallu à l’Église pour parvenir à une doctrine aujourd’hui jugée « évidente » des rapports entre l’Église et l’État, doctrine qui s’exprime notamment au concile Vatican II avec l’affirmation de la liberté religieuse – mais qui ne peut néanmoins se comprendre sans intégrer tout l’apport des papes sur la question et particulièrement celui de Léon XIII.
TEMPOREL ET SPIRITUEL
Dans l’histoire de l’Europe, les papes ont mené un combat acharné, non sans excès parfois, pour maintenir l’indépendance de l’Église face aux pouvoirs temporels, et elle y est largement parvenue. Même si la réalité est plus complexe, les noms de Philippe le Bel (avec ses légistes), Louis XIV ou Napoléon (avec le gallicanisme) ont cependant laissé la mémoire d’un État mettant la main sur le spirituel pour le mettre à la botte du pouvoir politique. Et cela reste une obsession chez certains qui ne peuvent évoquer ces questions sans penser, qu’hier comme aujourd’hui, le danger réside dans une annexion du christianisme à des fins politiques ; et l’exemple incontournable en serait l’Action Française condamnée par l’Église pour cette raison en 1926.
Je ne crois pas du tout à la pertinence de ce danger aujourd’hui et, même s’il existait, je pense que la doctrine catholique sur les rapports Église-État est suffisamment explicite pour prévenir toute velléité de dérive. J’ajoute que même dans le passé, ce danger bien réel me semble avoir été surestimé en raison d’une vision anachronique de l’histoire – en jugeant le passé selon des critères actuels. En 1926, il y avait des raisons doctrinales objectives pour condamner l’Action Française : Pie XI ne s’en est jamais expliqué, mais il a approuvé les écrits dirigés par Maritain qui mettaient surtout en avant le positivisme et le naturalisme de Maurras (2). Cette condamnation, si justifiée fût-elle doctrinalement, était-elle nécessaire et opportune ? Je pose la même question à propos de la condamnation du Sillon de Marc Sangnier par Pie X en 1910. Là aussi les raisons doctrinales existaient bel et bien et le saint pape les avait développées dans l’encyclique Notre charge apostolique. Mais, in fine, cette condamnation n’a-t-elle pas contribué à décourager l’évangélisation du monde ouvrier ? Autrement dit, l’Église a-t-elle eu raison d’intervenir de la sorte dans la politique française et a-t-elle réussi à extirper les maux qu’elle condamnait à juste titre ?
Ceux qui voudraient aujourd’hui que l’Église intervienne davantage dans le temporel pour condamner les dangers qui menaceraient les chrétiens sont souvent les mêmes qui, méprisant la politique et ceux qui s’y engagent, se réfugient dans le spirituel ou le « surnaturalisme », à des hauteurs stratosphériques où ils sont sûrs de ne rencontrer aucune objection. Derrière tout cela, c’est l’éternel débat théologique entre naturel et surnaturel, nature et grâce qui apparaît en filigrane, il faudrait y revenir…
(1) A l’occasion de la publication des livres d’Erwan Le Morhedec, Identitaires. Le mauvais génie du christianisme (Cerf, 2017) et de Laurent Dandrieu, L’Eglise et l’immigration : le grand malaise (Presses de la Renaissance, 2017).
(2) Pourquoi Rome a parlé (Spes, 1927) et Clairvoyance de Rome (Spes, 1929).
© LA NEF n°289 Février 2017