Aux États-Unis, c’est la défaite d’Hillary Clinton, représentante caricaturale du système, bien plus que la victoire de Donald Trump, qui a été la bonne nouvelle. Ce rejet d’une candidate bénéficiant d’un soutien inconditionnel de 95 % des grands médias, d’un budget de campagne pharaonique et encore jamais atteints de 497,8 millions de dollars, comme si l’argent suffisait à tout acheter, y compris les votes, confirme un phénomène nouveau qui commence à se dessiner après le vote du Brexit : le réveil des peuples contre des « élites » qui ne les représentent plus.
Le mépris avec lequel ces élites ignorent ou contournent les votes populaires a commencé avec le référendum sur le traité de Maastricht, rejeté par les Danois en 1992, le traité de Nice, rejeté par les Irlandais en 2001, la constitution européenne, rejetée par les Français et les Hollandais en 2005, le traité le Lisbonne, par les Irlandais en 2008… et l’on s’étonne que les Anglais aient voulu quitter cette Europe qui se moque du vote des peuples et qui négocie dans le plus grand secret des traités commerciaux aux répercussions importantes (TAFTA et CETA) !
Ces évolutions, particulièrement nettes dans le cadre de l’Union européenne, manifestent un inquiétant délitement de la démocratie. Inquiétant à double titre. D’abord par le fait même que l’on a affaire à une élite arrogante qui croit savoir mieux que le peuple ce qui est bon pour lui et donc n’hésite plus à esquiver les choix populaires pour imposer sa volonté. Ensuite parce que cette situation creuse une fracture grandissante entre l’élite et le peuple. On l’a bien vu aux États-Unis, pour l’establishment, la victoire de Trump n’était pas celle d’un opposant politique ordinaire, mais celle d’un ennemi mortel, d’un candidat diabolisé. Exactement ce que l’on observe en Europe à l’égard de dirigeants élus démocratiquement comme Viktor Orban en Hongrie ou Beata Szydlo en Pologne.
Qui n’est pas adepte de la mondialisation libérale et du nomadisme, de l’immigration et du multiculturalisme, de l’émancipation de toutes les limites, qui n’est pas féministe et inconditionnel de la lutte contre toutes les « discriminations » est criminalisé et voué aux gémonies comme « populiste ». Il est amusant d’observer que nos donneurs de leçons de morale (de gauche, forcément) ne cessent de fustiger la « haine » des populistes quand eux-mêmes la pratiquent si allègrement contre ces derniers ; ce sont les mêmes qui prônent l’accueil généralisé tout en bannissant ceux qui exigent qu’il soit maîtrisé.
Cette fracture politique croissante entre l’élite et le peuple s’illustre aussi dans les domaines économique et social avec le décrochement des classes moyennes, ce que Christophe Guilluy a décrit comme l’opposition de la « France d’en haut » qui bénéficie des effets de la mondialisation et de la « France périphérique » qui en est la victime. Cet écart croissant entre deux parties de la population est malsain ; il est de plus dangereux pour la démocratie car il exacerbe les divisions et les frustrations, il révèle enfin que l’élite n’est plus capable de se hisser au niveau du bien commun par-delà ses intérêts particuliers.
Il existe également une autre fracture, anthropologique, plus profonde encore, bien que mal perçue par une majorité de nos concitoyens : elle porte sur la vision de l’homme, son rapport avec autrui et avec la société. D’un côté l’approche dominante, volontariste, fait de l’homme un individu hors sol, citoyen du monde, libre de toute contrainte pour déterminer lui-même le bien et poursuivre son plaisir à sa guise, la responsabilité à l’égard d’autrui (conjoint ou enfants notamment) devenant secondaire. De l’autre, l’approche « classique » demeure pour l’essentiel celle d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin qui fait de l’homme un animal politique ayant besoin d’autrui pour vivre, les droits étant la contrepartie de devoirs ; dans cette optique, la politique est le service du bien commun, lequel suppose l’existence du bien moral et exige un environnement favorisant l’épanouissement de la vertu des citoyens.
On en arrive à un stade où les divergences deviennent si béantes qu’il n’y a plus de principes communs acceptés de tous et servant de soubassement stable à la vie sociale ; chaque élection importante devient un enjeu vital susceptible de bouleverser l’équilibre de la Cité : la question se pose de savoir si la démocratie, devenue ainsi un système purement procédural sans aucun contenu moral et national, où toute notion de bien a été évacuée, est viable très longtemps ? La réponse est non ! Elle est devenue une oligarchie aux mains de l’élite dirigeante et c’est cette oligarchie qui est en train d’être remise en cause par le réveil des peuples. On ne peut donc qu’espérer que ce ne soit qu’un début, il y va de la pérennité de nos démocraties et plus fondamentalement encore de nos patries charnelles.
LA NEF n°287 Décembre 2016