Le mouvement Nuit debout qui est né de l’opposition, à gauche, à la loi El Khomri « et à son monde » a donné lieu à de multiples commentaires et analyses. La plupart, assez attendus : la presse de gauche y voyant une sympathique réaction populaire face à un gouvernement socialiste qui exaspère sa base, prémices, espère-t-elle, d’un Podemos à la française ; celle de droite, surtout après l’exclusion musclée d’Alain Finkielkraut, n’y discernant rien d’autre que l’extrême gauche révolutionnaire, sectaire et même violente qui rêve toujours du « grand soir ».
Le contact, place de la République, laisse une impression curieuse avec beaucoup de petites gens qui cherchent à s’accrocher à quelque chose de tangible, une solidarité visible avec de la nourriture récupérée d’invendus, mais aussi ici ou là un discours méchamment anti-policier, anti-système et les inévitables « commissions » : « féministes radicales », LGBT, « Palestine libre », antispéciste…
Tout cela ne recoupe guère les idées que nous défendons ici, mais je crois que l’on aurait tort d’évacuer Nuit debout comme un simple épiphénomène sans intérêt de l’extrême gauche et de ne pas essayer de comprendre ce que ce mouvement révèle de la crise profonde de notre système démocratique représentatif. Car si ces personnes essaient ainsi de retrouver une capacité d’initiative politique, de réinvestir la chose publique en disant que la politique est l’affaire de tous, c’est bien qu’elles ne se sentent plus du tout représentées par la classe politique, le gouvernement, les députés ou au niveau des différentes instances locales. Et n’oublions pas que c’est ce même sentiment d’être ignoré et méprisé par leurs dirigeants qui avait poussé des millions de Français à manifester avec LMPT des mois durant contre le « mariage pour tous ».
Bref, le symptôme est assez simple à comprendre et il est fort inquiétant : de plus en plus de Français ne se sentent plus représentés, la démocratie a été vidée de sa substance pour n’être plus qu’un système qui tourne en rond et dont vit une petite minorité de professionnels – politiques, journalistes qui apparaissent tous plus ou moins liés aux puissances d’argent qui possèdent les grands médias et financent les partis. C’est donc bien le fonctionnement même de notre démocratie qui est visé ici, question dont on admettra sans peine qu’elle n’est pas sans importance.
Parmi des discours abracadabrants, on peut aussi entendre à Nuit debout des propos qui pointent de vrais problèmes : la remise en cause du traité TAFTA entre l’UE et les États-Unis, la critique du mondialisme libéral avec son cortège de délocalisations, et même la vision technocratique de l’Europe… Ils ne sont pas les seuls à avoir compris que, malgré le rouleau compresseur de la propagande, l’UE, telle qu’elle se construit depuis trois décennies, n’était pas la solution mais bien l’un de nos problèmes. Qui croit encore, comme l’affirment nos principaux politiques, que nos remèdes résident dans toujours plus d’intégration européenne, quand l’UE, entité ouverte aux quatre vents, apparaît incapable de défendre ses peuples qui se sentent dépossédés de toute souveraineté, le pouvoir européen étant lointain et anonyme, bref tout sauf démocratique ?
LE PROBLEME DU MULTICULTURALISME
Il est cependant un point sur lequel Nuit debout demeure prisonnier de l’idéologie de l’extrême gauche, c’est celui du multiculturalisme. Sa critique du mondialisme libéral ou de l’UE se heurte à un véritable tabou à gauche, Mathieu Bock-Côté l’explique dans un essai aussi vif que pertinent : « critiquer le multiculturalisme en l’accusant de déconstruire le substrat culturel et identitaire d’une nation ne semble pas toléré dans un espace politique reformaté à partir de la gauche idéologique » (1). Nuit debout ne se distingue guère ici de toute la gauche qui en est toujours à croire à un égalitarisme qui fait de tous les hommes des êtres interchangeables, les notions de culture, d’histoire, de mémoire n’étant pour elle que des aspects secondaires de la personne, des aspects qu’il faut même combattre au prétexte qu’ils entraveraient la liberté de l’homme, alors qu’un individu ainsi désincarné est livré nu et désarmé dans un monde qui lui est étranger ; cette haine de soi se double d’un attrait inconditionnel de l’Autre pourvu de toutes les vertus. Aussi cette gauche milite-t-elle pour une immigration sans limite – l’islam n’est pas un problème – et, en dédaignant ce qui constitue l’humain dans son enracinement national et culturel, est-elle en pointe dans le mouvement de destruction des nations : mais ni la gauche ni même la plupart à droite n’ont réalisé que la destruction des nations – l’atteinte à leur souveraineté et leur identité – brisait le seul cadre empiriquement connu d’un juste fonctionnement de la démocratie. Celle-ci a besoin de s’incarner dans des réalités charnelles, celle de la patrie d’abord, mais aussi, en descendant par cercles concentriques, à de plus petites échelles pour être au niveau de la vie concrète des gens.
Si notre classe politico-médiatique n’était pas aussi aveuglée par sa propre idéologie, elle pourrait s’interroger sur ce qui devrait être l’un des grands défis politiques de l’avenir : recréer une véritable démocratie participative à l’échelle nationale, instaurer une démocratie directe laissée à l’initiative populaire, avec un réenracinement local plus poussé, réinventer des circuits économiques courts favorisant les régions… Les Français ne manqueraient pas d’idées, encore faudrait-il vouloir les écouter et pouvoir en débattre…
(1) Mathieu Bock-Côté, Le multiculturalisme comme religion politique, Cerf, 2016, 368 pages, 24 €, p. 307 (cf. nous publions en p. 45 de bonnes feuilles de cet ouvrage remarquable).
LA NEF n°281 Mai 2016