L’immigration est un problème difficile qui touche la France et toute l’Europe. C’est un sujet délicat, car l’un de ceux où le politiquement correct est le plus étouffant. Le dernier livre d’Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, a le mérite de secouer cette langue de bois. État des lieux et enjeux pour la France.
Aborder la question de l’immigration n’est pas aisé, il y a à cela plusieurs raisons. D’abord parce qu’il s’agit d’un sujet très passionnel où l’idéologie l’emporte souvent sur la raison, transformant les enjeux en oppositions simplistes et manichéennes ; d’un côté – celui surreprésenté dans les médias – on vante le « multiculturalisme », les bienfaits de l’immigration et l’on s’insurge contre toute volonté d’en limiter ou maîtriser les flux en « criminalisant » les contradicteurs vite accusés de « racisme » – et cela permet d’occulter le débat ; de l’autre on est focalisé sur la peur de l’étranger et sur la menace qu’il représente. Ensuite, on oublie généralement que l’immigration est une question politique complexe qui relève de la vertu de prudence, ce qui signifie qu’il n’existe pas une seule solution légitime et indiscutable, mais qu’il y a au contraire différentes façons d’appréhender ce problème et de tenter de le résoudre : c’est l’exemple même d’un sujet politique où les divergences sont inévitables, et le débat souhaitable et même nécessaire, il est bon de s’en souvenir.
Il existe néanmoins un certain nombre de données assez objectives, ce sont elles que nous souhaiterions évoquer ici.
Mais avant, il convient de prendre en compte que l’immigration actuelle est un phénomène fondamentalement nouveau. Nouveau parce qu’on n’a jamais vu dans l’histoire, à l’échelle mondiale et avec cette ampleur, un tel flux migratoire s’opérer pacifiquement, sans qu’il soit la conséquence d’une conquête militaire ou d’une invasion. Et cette nouveauté est en soi un bienfait, puisqu’elle résulte d’un monde ouvert et de la liberté de mouvement rendue possible par l’immense progrès des communications et des transports modernes (cela était impossible il y a un siècle).
Ce bienfait, toutefois, cache d’énormes disparités et cette plus grande liberté de mouvement peut générer de graves perturbations ; le plus souvent, en effet, ce n’est pas de gaieté de cœur qu’une personne quitte sa terre natale pour émigrer vers de lointains pays. C’est pourquoi il est essentiel, quand on parle d’immigration en France et en Europe, de ne pas oublier deux éléments incontournables.
Le premier est que l’immigration massive que nous subissons est fondamentalement liée aux déséquilibres de richesses dans le monde. Tant qu’il y aura de tels écarts, les hommes voudront toujours fuir la misère, la guerre, la violence pour ce qu’ils estiment être des eldorados, ou du moins ce qu’ils perçoivent comme tels par les médias. Or, loin de s’affaiblir, les écarts de richesse ont tendance à s’accroître avec les pays qui ne décollent pas. Certes, nous pouvons estimer n’être pas responsables de la pauvreté des régions les plus sinistrées de la planète, nous pouvons même considérer que la faute en revient à des gouvernements locaux corrompus et incapables, mais nous ne pouvons être indifférents au sort de millions d’hommes qui n’ont pas le strict nécessaire pour survivre. L’Église enseigne la « destination universelle des biens », laquelle oblige à une solidarité humaine qui, si elle s’exerce d’abord naturellement dans le cadre de la nation, doit aussi s’étendre à l’échelle universelle à l’heure de la mondialisation. Il n’existe pas de solution miracle pour aider les nations les plus pauvres à décoller, les divergences ne manquent pas à ce propos, mais ce qui est certain, c’est qu’on ne réglera pas les problèmes d’immigration sans améliorer les conditions de vie des pays les plus indigents.
Le deuxième point incontournable est de prendre en compte la dramatique chute démographique de l’Occident au regard de la vigueur des pays pauvres du Sud. Cette situation, à elle seule, appelle naturellement une immigration du trop-plein de ces contrées vers le trop vide de l’Europe riche. Ce déclin démographique est de notre seule responsabilité et il ne dépend que de nous d’agir pour relancer notre natalité. C’est pourquoi la fermeture des frontières, en imaginant que l’on puisse bâtir une forteresse suffisamment « étanche » aux nouveaux arrivants, ne résoudrait pas tout, car à quoi bon vouloir protéger l’identité d’un peuple en train de disparaître, de mourir à petit feu faute d’enfants en nombre suffisant ?
Cet aspect souligne en fait l’un des problèmes majeurs soulevé par l’immigration : le manque d’amour de nous-mêmes, le mépris de ce que nous sommes, de notre être historique, de nos racines, bref de notre « identité » (1). Nous ne la célébrons que chez les autres, nous l’ignorons chez nous, pire nous la dénigrons. Elle compte tellement peu que l’Union européenne ne fait rien pour encourager la natalité des pays membres, la pérennité de ses peuples ne lui importe pas, elle ne voit en effet aucun problème à compenser l’inévitable manque d’hommes en Europe par une importation massive d’immigrés extra-européens provenant d’autres cultures et d’autres religions.
À ce degré d’irresponsabilité au regard des générations futures, nous mesurons à quel point l’idéologie aveugle nos dirigeants : d’une part on refuse la mise en œuvre d’un véritable redressement démographique, car une telle politique – qui est possible et l’expérience montre qu’elle peut être efficace – passe nécessairement par un soutien affirmé à la famille stable, celle d’un homme et d’une femme unis dans le mariage, la seule qui serve le bien commun (2), alors que les élites européennes sont toutes entichées de mettre sur le même plan toutes formes d’unions entre les êtres ; d’autre part on estime bénéfique ou sans influence sur ce que nous sommes l’arrivée en nombre considérable d’hommes et de femmes de culture totalement étrangère à la nôtre.
Or, l’intégration de populations extérieures ne peut s’opérer idéalement que moyennant quelques conditions assez élémentaires dont on parle peu aujourd’hui.
– D’abord, il faut que la société d’accueil ait une culture forte, enracinée et vivante, aimée de la population et dont elle doit être fière – sans agressivité ni mépris pour les autres cultures. C’est en vivant de sa culture et en l’aimant qu’on la rend attractive pour autrui.
– Ensuite, il faut que la démographie de cette société d’accueil soit suffisamment forte pour créer une dynamique d’intégration.
– Il faut aussi que le nombre des nouveaux venus ne soit pas trop élevé, surtout si leur culture d’origine est très éloignée de la nôtre, car aucune intégration ne peut se faire dans des zones où les étrangers représentent 80 % de la population, où le français n’est même plus la langue parlée par une majorité d’élèves à l’école.
– Enfin, il faut une volonté d’intégration de la part de l’émigrant qui souhaite demeurer dans son pays d’accueil. Cela signifie qu’il doit être prêt à perdre un peu de ce qu’il est. Certes, il est compréhensible que ce soit une difficulté, une souffrance même, mais cette volonté ne pourra se dessiner que si la culture du pays d’accueil est attractive, s’appuie sur des valeurs humaines fortes, et non pas sur le « matérialisme mercantile » (Jean-Paul II) et l’hédonisme égoïste qui caractérisent aujourd’hui tout l’Occident et qui jouent comme un repoussoir auprès de populations ayant conservé un certain sens de la transcendance – c’est notamment le cas des musulmans.
Le multiculturalisme que l’on nous vante à l’envi n’est une « richesse » que dans le cadre d’un échange asymétrique. Si la culture du pays d’accueil n’est plus dominante, devient minoritaire voire marginale dans certains quartiers, alors non seulement plus aucune intégration n’est possible, mais ce sont les Français eux-mêmes, encore présents, qui deviennent des étrangers sur leur propre sol. Et si ces cultures étrangères devenues prépondérantes sont elles-mêmes plurielles, alors l’importance des flux migratoires conduit inévitablement au communautarisme par la reconstitution de mini-sociétés d’origine sur le sol de la nation : toute intégration est alors impossible et l’unité nationale menacée.
Ces aspects permettent de mesurer combien une juste politique d’immigration est un équilibre entre le bien des personnes immigrées et le bien commun de la nation qui les reçoit. En effet, l’accueil du prochain s’adresse aux personnes particulières et concerne à la fois l’État (pour les structures) et le privé (pour la charité), alors que la politique d’immigration s’établit par rapport au bien commun, lequel bien commun intègre certes au plus haut niveau le respect de la dignité de la personne humaine, mais également les capacités d’accueil et l’impact de l’immigration sur la vie de la nation. Vouloir la limiter et la maîtriser est donc un souci politique parfaitement légitime. Quand il y a déjà un nombre d’étrangers très élevé, ce sont ces derniers qui sont finalement les premières victimes de politiques irresponsables qui font que nous ne pouvons plus accueillir dignement ceux qui viennent chez nous.
Or, nos responsables politiques et religieux n’abordent quasiment que l’aspect accueil (évidemment légitime) et presque jamais celui du bien commun (tout aussi légitime) ! Il est admirable que des chrétiens s’occupent des immigrés en situation difficile, c’est tout à l’honneur de l’Église ; mais pourquoi la compassion ne va-t-elle jamais à nos compatriotes qui souffrent de l’immigration massive et de l’extension de l’islam ? On en arrive à ce qu’Alain Finkielkraut écrit à propos de ces Français : « Quand le cybercafé s’appelle “Bled.com” et que la boucherie ou le fast-food ou les deux sont halal, ces sédentaires font l’expérience déroutante de l’exil. […] Ils n’ont pas bougé, mais tout a changé autour d’eux. Ont-ils peur de l’étranger ? Se ferment-ils à l’Autre ? Non, ils se sentent devenir étrangers sur leur propre sol. Ils incarnaient la norme, ils se retrouvent à la marge » (3). Pourquoi ne parle-t-on même jamais de la détresse de ces Français, car la réalité de l’immigration, c’est aussi cela ?
La raison est notamment à rechercher dans « la lutte contre toutes les discriminations » qui est devenue obsessionnelle et qui est surtout erronée en ses principes : elle tend en effet vers un égalitarisme aveugle qui considère comme discrimination tout traitement différent indépendamment de tout contexte. Or, pour ne prendre qu’un exemple, les nationaux se distinguent des étrangers par des droits et des devoirs différents (droit de vote, service dans l’armée en cas de guerre…), il s’agit donc bien là d’une discrimination légitime. Dans un contexte de politiquement correct étouffant, cette « lutte contre toutes les discriminations » est de plus alimentée par un antiracisme à sens unique (4) qui en arrive à ne culpabiliser que les Français au point d’empêcher tout véritable débat de fond sur l’immigration et sur l’islam. Débat qui est pourtant, sur de tels sujets, indispensable…
Christophe Geffroy
(1) C’est le thème de notre éditorial de ce mois auquel nous renvoyons (cf. p. 5).
(2) N’oublions pas que si l’immigration a sa part dans la violence dans les banlieues, l’éclatement de la famille a la sienne également.
(3) Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, Stock, 2013, 240 pages, 19,50 e, p. 123.
(4) « Pour bien marquer l’unicité et l’irréductibilité de chaque être humain, écrit Alain Finkielkraut, l’antiracisme ancien était color blind. L’antiracisme contemporain, en revanche, s’aveugle à tout ce qui n’est pas la couleur de peau. Ses fidèles cultivent l’obsession de la race » (op. cit., p. 164).
LA NEF n°254 Décembre 2013