Notre système économique connaît depuis quelques années une crise dont les spécialistes sont unanimes à nous dire qu’elle est d’une gravité au moins égale à celle de 1929. Cette crise se manifeste concrètement par une dette gigantesque, à la fois des ménages (aux États-Unis notamment) et aussi des États. Et cela se traduit dans les plus anciens pays développés par une dépression dont la première conséquence est la montée inexorable du chômage. Alain de Benoist résume l’analyse de certains économistes quand il écrit qu’il s’agit là d’« une crise systémique* du régime d’accumulation propre à la phase actuelle du capitalisme, qui marque également le point culminant de ce que l’on pourrait appeler, d’un point de vue philosophico-historique, la dialectique de l’avoir » (1).
Fondamentalement, cette crise a une raison principale, elle-même la conséquence de deux causes secondaires : ce que l’on appelle la « financiarisation » de l’économie a entraîné une paupérisation sans précédent de la classe moyenne, cette « financiarisation » ayant été grandement facilitée par la déréglementation bancaire et financière opérée à partir des années 1980 par les politiques libérales de Reagan et Thatcher, et poursuivie par les gouvernements suivants de sensibilité de gauche (Clinton, Blair…), ainsi que par la mondialisation et le libre-échange (2).
Le schéma est dans son principe fort simple. La grande entreprise, multinationale en tête, a vu sa fin totalement réorientée vers un seul objectif à court terme : la recherche de superprofits pour enrichir au maximum ses actionnaires (souvent des fonds de placement), au détriment de tout autre objectif à long terme relevant d’une logique industrielle, du souci des salariés, etc. L’introduction des stock-options* a permis d’aligner l’intérêt des dirigeants-salariés sur celui des investisseurs. L’objectif courant était de viser des rendements de retour sur investissement d’au moins 15 %, voire jusqu’à 25 %. Une telle politique n’a été possible que par l’établissement du libre-échange à tous les niveaux (capital et marchandise au premier chef), permettant à l’argent de se déplacer instantanément là où les rendements sont les meilleurs et facilitant les délocalisations de production là où les coûts salariaux sont les plus faibles. Cette réorientation de l’entreprise a eu pour conséquence d’exercer une forte pression à la baisse sur les salaires et sur la protection sociale dans les pays développés. Notons au passage que le patronat a depuis longtemps utilisé en France l’immigration – c’est bien lui qui l’a initiée dans les années 70 –, main-d’œuvre peu qualifiée et non revendicative, pour freiner la hausse des coûts salariaux. Quelques chiffres pour illustrer cette évolution : entre 2000 et 2007, les profits des entreprises du CAC 40 ont progressé de 97 % et les dividendes distribués de 255 %, tandis que l’investissement baissait de 23 %. Dans le même temps, les dirigeants de ces entreprises ont vu leurs revenus croître de 280 % (revenus moyens annuels de 6,2 millions d’euros), tandis que ceux de la classe moyenne stagnaient (3).
Pour cette dernière, la seule façon de maintenir son pouvoir d’achat a été le recours au crédit. Celui-ci a été d’autant plus généreux – ou irresponsable ! – que la déréglementation a mis sur le marché de nouveaux produits hautement spéculatifs, notamment par le biais de la titrisation*. Les ménages, américains particulièrement, se sont donc lourdement endettés, notamment pour s’acheter une maison en pleine bulle immobilière, en espérant ainsi réaliser une plus-value avec des prix dont on avait la naïveté de penser qu’ils ne cesseraient de grimper. Le renversement de tendance – inévitable – a donné lieu à la crise des subprimes* à partir de juillet 2007. On connaît la suite, cette crise entraînant tout le système financier comme un château de cartes, révélant au monde la totale déconnexion entre l’économie réelle et la finance spéculative. Le système n’a été sauvé que par l’intervention massive des États qui ont dû injecter plus de 5000 milliards de dollars pour renflouer les banques et autres établissements financiers – le plus important transfert de richesse jamais réalisé entre le secteur public et le secteur privé !
C’est ainsi que la dette privée est venue alourdir la dette publique, la plupart des États étant déjà en situation délicate du côté de leur déficit. Et le plus absurde dans ce schéma est l’impossibilité, pour les États européens, de se refinancer auprès de la banque centrale européenne (BCE), puisque ses statuts le lui interdisent – point imposé par les Allemands avant tout soucieux de ne plus connaître une inflation galopante comme celle des années 1922-1923 sous la République de Weimar –, abandonnant le privilège de « battre monnaie » au secteur privé dont il devient débiteur. Ainsi, les États ont été obligés d’emprunter aux banques aux taux des marchés financiers (entre 3 et 7 %), lesquelles banques pouvaient, elles, se financer auprès de la BCE à un taux de 1 %… réalisant ainsi un substantiel bénéfice au passage !
Toute la logique libérale ici décrite a produit ses effets avec la crise sans précédent que nous vivons. Et quelle leçon en a-t-on tiré ? Aucune ! Après quelques rodomontades des gouvernants aux récents sommets du G8 affirmant qu’il fallait « mater » la finance, rien de sérieux n’a été mis en œuvre, les mêmes causes continueront de produire les mêmes effets. La crise a montré sans ambages que la théorie des « anticipations rationnelles » qui postule l’« omniscience des marchés » ne fonctionne pas. N’importe, ce n’est plus des peuples que les gouvernants recherchent la « confiance », mais des sacro-saints « marchés » qui, bien qu’ayant précipité la crise, demeurent la priorité. Or, qu’exigent les marchés ? Avant tout la baisse de la dette. Aussitôt dit, aussitôt fait, la politique européenne s’engage dans cette voie par une politique d’austérité qui va aggraver la pression fiscale déjà lourde, faire baisser le pouvoir d’achat et donc la demande, c’est-à-dire la consommation, d’où un fléchissement inévitable de la croissance dont l’effet va être de diminuer les rentrées fiscales… et augmenter la dette publique, surtout si l’État tente de soutenir l’activité économique pour éviter une trop forte dépression, mais une telle relance risque fort de profiter… aux importations, puisque, par le libre-échange, il n’y a plus d’équivalence entre la consommation et la production !
Ajoutons que les pays du sud de la zone euro voient leur situation aggravée par une monnaie surévaluée qui obère leur compétitivité – il n’est que d’observer les chiffres du commerce extérieur de la France depuis dix ans : on voit mal comment, sans politique budgétaire fédérale, conserver une monnaie unique entre des nations aux structures et aux économies différentes, avec des taux d’inflation et de productivité également divergents ! Inéluctablement, cela crée des distorsions qui ne peuvent qu’aboutir aux problèmes actuels, inextricables sans sortie de l’euro (4).
Le système actuel est une machine à accroître les inégalités : la richesse créée ne profite qu’à un petit nombre, l’écart se creuse entre riches et pauvres au sein d’un même pays et entre les nations. « La “financiarisation” de l’économie observée au cours du dernier demi-siècle est la conséquence d’une concentration excessive de la richesse, écrit Paul Jorion. On constate à un bout de l’échelle sociale un manque de ressources, et, à l’autre, des ressources en excès qui cherchent à se placer et qui, n’arrivant pas à le faire dans le secteur de la production, en raison d’une constante menace de surproduction, se consacrent, du coup, à des paris sur les fluctuations de prix » (5). Paul Jorion vise ici la spéculation qui concerne des sommes faramineuses capables de déstabiliser n’importe quelle économie. « Avant la crise de 2008, rappelle Alain de Benoist, sur 3200 milliards de dollars qui s’échangeaient quotidiennement dans le monde, moins de 3 % correspondaient à des biens ou services réels, ce qui donne la mesure de la déconnection entre l’économie spéculative et l’économie réelle » (6). Pour une part importante (60 % des transactions), les traders interviennent sur les marchés boursiers de façon automatique à partir d’algorithmes informatiques qui calculent sur toutes les places du monde les variations de prix pour optimiser les plus-values, la vitesse d’arbitrage, inférieure à la seconde, n’étant plus compatible avec la décision prise par un être humain !
Une telle spéculation ne sert en rien l’économie, elle ne fait qu’enrichir une infime minorité de parasites. « On peut certainement combattre la spéculation pour des raisons morales et placer le débat sur un terrain éthique, écrit Paul Jorion, mais ce n’est pas même nécessaire, car il existe des raisons purement économiques pour réclamer son interdiction : la spéculation fragilise les systèmes économiques, elle ponctionne et détourne des ressources qui sont indispensables ailleurs » (7). Paul Jorion démontre la fausseté des arguments justifiant la spéculation, basés sur le fait qu’elle apporterait la liquidité dont a besoin le marché. Celle-ci est-elle bien utile, puisque « la liquidité qu’apporte un spéculateur n’est le plus souvent utile qu’à un autre spéculateur » ? Par ailleurs, « les spéculateurs apportent de la liquidité, mais à des niveaux de prix qui sont nécessairement spéculatifs. Ces prix spéculatifs constituent-ils une contribution positive aux marchés ? La réponse est résolument non » (8), car l’action du spéculateur, loin de ramener le prix vers le fondamental, contribue à sa volatilité. Frédéric Lordon a montré de son côté que les marchés financiers ne réalisaient ni l’allocation optimale du capital, ni la meilleure gestion du risque (9).
Il est vain de penser que l’on sortira de la crise sans une remise en cause fondamentale du système qui nous y a conduit. Certes, si l’analyse de son dysfonctionnement est relativement aisée malgré d’inévitables divergences, les remèdes sont beaucoup moins évidents à mettre en œuvre et sont loin de faire l’unanimité, il n’est que de voir combien la sortie concertée de l’euro ou le rétablissement d’un certain protectionnisme européen demeurent des sujets tabous (10). Si au moins un vrai débat pouvait s’ouvrir pour permettre aux générations suivantes de vivre dans un monde tout simplement plus humain, moins matérialiste et moins dominé par l’argent-roi.
Christophe Geffroy
(1) Alain de Benoist, Au bord du gouffre. La faillite annoncée du système de l’argent, Krisis, 2011, p. 27.
(2) Cf. Jean-Luc Gréau, La trahison des économistes, Gallimard-Le Débat, 2008, p. 20.
(3) Aux États-Unis, par exemple, « de 2000 à 2008, le revenu médian réel des ménages américains a diminué de près de 4 % » (Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, Les Liens qui libèrent, 2010, p. 36).
(4) Cf. Jacques Sapir, Faut-il sortir de l’euro ?, Seuil, 2012.
(5) Paul Jorion, Le capitalisme à l’agonie, Fayard, 2011, p. 194.
(6) Alain de Benoist, op. cit., p. 120.
(7) Paul Jorion, op. cit., p. 188.
(8) Paul Jorion, op. cit., p. 188-189. L’auteur propose dans un passionnant développement la réglementation drastique des ventes à découvert. En maîtrisant la spéculation, « la finance dite “d’investissement” aura alors été ramenée à sa taille naturelle, sa taille humaine, soit une fraction de ce qu’elle est aujourd’hui, libérant les ressources nécessaires à une multitude d’objectifs positifs comme le bien-être des ménages dont les revenus sont constitués de salaires, ou la remise en état de l’environnement » (p. 195).
(9) Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, 2008, p. 8-10. Cf. également ses neuf propositions pour en finir avec la crise financière, p. 170-184. Voir aussi Vingt propositions pour réformer le capitalisme, sous la direction de Gaël Giraud & Cécile Renouard, Champs-Flammarion, rééd. 2012, et Changer d’économie ! Nos propositions pour 2012, par Les économistes atterrés, Les Liens qui libèrent, 2012.
(10) Cf. de Franck Dedieu, Benjamin Massé-Stamberger, Adrien de Tricornot, Inévitable protectionnisme, Gallimard-Le Débat, 2012, et Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard, 2008.
© LA NEF n°235 Mars 2012