En notre époque de grande confusion des esprits, le libéralisme économique attire apparemment une petite partie des catholiques. Il est vrai que la situation française appelle, à bien des égards, certaines mesures « libérales » qui fassent à la fois reculer l’étatisme et sa bureaucratie paralysante, ainsi que la pression exercée par les charges de toutes sortes qui font de notre pays l’un de ceux où les prélèvements obligatoires (1) sont les plus élevés : 42,4 % en 2009 contre 33,8 % pour la moyenne OCDE, 37,3 % pour l’Allemagne et 24,1 % pour les États-Unis, mais 46,7 % pour la Suède ou 48,1 % pour le Danemark (2). Le problème bien français est que nous avons accumulé des lois et des prélèvements d’une telle complexité que c’est d’une réforme globale dont nous aurions besoin, qui devrait répondre à une logique de simplification, de clarté, mais aussi d’efficacité et de justice, réforme plus facile à énoncer qu’à réaliser, surtout en période de crise et d’endettement massif.
Cette bureaucratie et ces prélèvements obligatoires bien réels, remettent-ils en cause le principe même du rôle de l’État, non pas dans ses prérogatives régaliennes (justice, police, armée, diplomatie… jadis monnaie !) que quasiment personne ne conteste, mais dans ses interventions régulatrices et redistributives ? En effet, pour les libéraux, la réponse est claire, l’État doit être limité au maximum, un marché libre en concurrence étant toujours plus efficient sans ingérences publiques. Les nombreuses interventions du Magistère insistant sur le rôle de l’État (3), tout particulièrement en cette période de crise – sans toutefois jamais l’absolutiser –, condamnant sans ambages le libéralisme économique « pur et dur », ne semblent pas ébranler nos catholiques aux convictions libérales. La question ne porte certes pas seulement sur l’intervention de l’État, mais plus gravement sur l’anthropologie et la philosophie qui animent le libéralisme économique.
Distinguer les libéralismes
Deux remarques préalables avant d’expliquer succinctement en quoi ces aspects s’opposent à la vision chrétienne de l’homme et de la société.
S’agissant du libéralisme économique, il convient d’abord de rappeler qu’une juste prudence s’impose ici pour distinguer ce qui relève d’une doctrine condamnée par l’Église de ce qui dépend du jugement prudentiel – chacun étant libre d’estimer que, tout en s’inspirant de la doctrine sociale de l’Église, la part de l’État doit baisser selon des modalités « techniques » sur lesquelles l’Église n’a pas compétence pour se prononcer. Le jugement doit être d’autant plus éclairé que le mot « libéralisme » recouvre des réalités, certes liées quant à leur logique idéologique (4), mais substantiellement distinctes selon qu’on le considère sous l’angle philosophique, politique ou économique ; et même dans ce dernier sens qui nous intéresse ici, le libéralisme se décline de multiples façons. Beaucoup de libéraux pensent sincèrement que le libéralisme est un pragmatisme, alors qu’il est en réalité une théorie implacablement construite, une idéologie dans la mesure même où la réalité ne l’ébranle jamais : il est remarquable, par exemple, que les libéraux n’aient tiré aucune conséquence de la crise financière de 2008 et n’aient pas remis une seconde en cause leurs belles théories – comme pour le communisme, c’est la réalité qui doit se plier à ces dernières, et lorsque cela n’est pas le cas, c’est toujours en raison d’un défaut de… libéralisme !
Ensuite, il faut bien prendre conscience qu’il ne s’agit pas ici d’un exercice théorique, puisque si la France a un héritage « socialiste » important, rapidement évoqué plus haut qui légitime la volonté d’une certaine libéralisation de l’économie – héritage au demeurant aggravé par le fonctionnement caricaturalement bureaucratique et anti-démocratique de l’Union européenne –, nous sommes malgré tout immergés dans un univers mondial tout acquis à un libéralisme sauvage. En effet, depuis la chute du communisme en Union Soviétique et en Europe de l’Est, le libéralisme s’est retrouvé sans concurrent idéologique et s’est imposé à l’échelle planétaire, au moment même où deux phénomènes l’ont aidé en ce sens : le grand mouvement de dérégulation engagé dans les années 1980, particulièrement dans les domaines financier et bancaire, et l’accélération de la mondialisation facilitée par la révolution numérique et entérinée par les lois hyperlibérales de l’OMC sur le commerce.
Ainsi, jamais dans le passé, les conditions postulées par le libéralisme n’ont été à ce point remplies : sur une vaste échelle, il y a une totale liberté de mouvement des hommes, des marchandises et des capitaux. Le fonctionnement de l’économie mondiale répond donc, bon an mal an, au schéma presque idéal de la théorie libérale. Le résultat est sans doute une croissance globale, élevée pour certains pays, mais qui n’a jamais été aussi inégalitaire et peu respectueuse de l’environnement et des ressources naturelles. D’une part, l’écart entre pays pauvres et pays riches s’accroît et, d’autre part, la petite minorité la plus riche des pays développés voit ses revenus grimper rapidement tandis que ceux de l’immense majorité stagnent, voire régressent en coût réel. L’humanité est comme engagée dans une gigantesque course sans fin à l’efficacité, sans souci des laissés-pour-compte, où seul importe le profit et où s’estompe de plus en plus le sens même de la vie.
En effet, la « financiarisation » de l’économie n’a fait que suivre la pente naturelle d’un libéralisme sans limite : plus que jamais, la recherche des profits maximums est devenue l’objectif premier des grandes entreprises, la fin ultime étant de mieux rémunérer leurs actionnaires. Et cette recherche du rendement maximum est précisément rendue possible par le « laissez-faire, laissez-passer » qui permet aux multinationales de délocaliser, acheter ou revendre partout dans le monde pour produire à faible coût dans les pays aux salaires misérables et sans protection sociale, et de vendre au prix fort dans les pays développés. Cette logique purement financière conduit à une indécente concentration des richesses sur un tout petit nombre de privilégiés, la caste dirigeante des managers de toutes sortes aux salaires délirants (5). Ce phénomène de concentration touche également les entreprises qui recherchent des effets de seuil pour avoir une présence mondiale de façon à profiter des meilleures conditions là où elles existent, ce qui conduit à la disparition progressive du tissu de PME-PMI qui faisait la spécificité et la force de nos économies.
Ce monde, régi par les règles du libéralisme, est celui, impitoyable, du « struggle for life » de Darwin, celui de la liberté du loup dans la bergerie, où l’homme est soumis au caractère « inéluctable », veut-on nous faire croire, des lois économiques. Selon le libéralisme, celles-ci se justifient au nom d’une anthropologie et d’une philosophie sociale qui heurtent de plein fouet celles du catholicisme. C’est bien à ce niveau qu’il y a une profonde incompatibilité entre la doctrine sociale de l’Église et le libéralisme économique historique. En effet, le principe de base du libéralisme étant la primauté de la liberté, l’homme est libre de faire ce qu’il veut, du moment qu’il ne nuit pas à autrui. Les notions de vérité, de bien ont ici disparu ou du moins sont abandonnées à l’appréciation de chacun, ce qui les relativise et leur ôte toute portée sociale. Murray Rothbard (1926-1995), élève de Ludwig von Mises (1881-1973) et chef de file des « libertariens » américains des années 80, écrivait : « Nous rejetons définitivement l’idée que les gens ont besoin d’un tuteur pour les protéger d’eux-mêmes et leur dire ce qui est bien ou ce qui est mal. Dans une société libertarienne, rien n’interdirait la drogue, le jeu, la pornographie, la prostitution, les déviations sexuelles, toutes activités qui ne constituent pas des agressions violentes à l’égard d’autrui » (6).
Négation du bien commun
Cette approche, on le voit bien dans cette citation, s’oppose radicalement à la politique conçue comme service du bien commun et à ce que les Anciens appelaient l’éducation à la vertu – c’est en fait une négation du politique, l’État et tout pouvoir politique étant considérés comme un ennemi a priori, qu’il faut abaisser, d’où la suprématie actuelle de l’économie. Pour Friedrich Hayek (1899-1992), l’autre chef de file de l’école autrichienne avec Ludwig von Mises, « toutes les tentatives pour transformer [la Grande Société] en communauté en dirigeant les individus vers des objectifs communs visibles, doivent engendrer une société totalitaire » (7). Et Mises d’ajouter dans son traité d’économie, L’Action humaine : « Il n’y a pourtant rien qui puisse constituer un critère perpétuel de ce qui est juste et de ce qui est injuste. La nature est étrangère à toute idée du bien et du mal. […] La notion du bien et du mal est une invention humaine, un précepte utilitaire destiné à rendre possible la coopération dans la division du travail. Toutes les règles morales et lois humaines sont des moyens au service de fins déterminées. Il n’y a aucune méthode pour apprécier leur caractère bon ou mauvais, autre que d’examiner sérieusement leur utilité pour la réalisation de fins choisies et visées. […] L’idée de loi naturelle est entièrement arbitraire » (8). Ce rejet de la loi naturelle par les libéraux est somme toute une conséquence logique de leur doctrine, puisque l’essence de cette loi inscrite dans le cœur de tout homme est de rechercher le bien et d’éviter le mal, loi qui n’a de sens que si le bien et le mal sont des notions qui s’imposent objectivement à tous, avec certes les limites inhérentes à la nature humaine.
L’égoïsme bienfaiteur
Comment échapper à la guerre de tous contre tous s’il n’y a pas de vertu, si l’homme n’est qu’un animal égoïste ne pouvant compter que sur lui-même, demande Jean-Claude Michéa ? « Telle est, en définitive, la question inaugurale de la modernité, écrit-il, cette étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a entrepris de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des actes impossibles. La force des libéraux est de proposer l’unique solution politique compatible avec cette anthropologie désespérée. Ils s’en remettent, en effet, au seul principe qui ne saurait mentir ou décevoir, l’intérêt des individus » (9).
Dans la doctrine économique libérale, la notion de bien objectif est non seulement récusée au nom de la liberté, mais elle n’est de toute façon d’aucune utilité puisque chaque « agent économique » est censé être mû par son seul intérêt personnel, cette recherche égoïste étant même la meilleure façon de servir la communauté. « Nous faisons généralement le plus grand bien lorsque nous recherchons le profit », écrit Hayek (10). C’est ici qu’intervient la fameuse « main invisible » d’Adam Smith (1723-1790), père du libéralisme économique et que Hayek assume entièrement, qui régule toujours le marché de façon optimum, les interventions de l’État étant par nature nuisibles. Il y a donc comme une fatalité des lois économiques qui empêche l’homme de corriger les effets pervers du marché, toute tentative de correction devant entraîner des maux pires que ceux que l’on prétend atténuer. Hayek est catégorique : « L’homme n’est pas le maître de son destin et ne le sera jamais » (11). Si les interventions humaines ne sont d’aucune utilité, alors le rôle redistributif de l’État dans une visée de justice sociale n’a aucun sens. C’est ce que n’hésite pas à affirmer Hayek : « Les considérations de justice n’ont simplement aucun sens à l’égard de la détermination d’une expression chiffrée (les salaires) qui ne relève de la volonté ni du désir de quiconque, mais de circonstances dont personne ne connaît la totalité. […] C’est une procédure qui dans tous ses aspects importants est entièrement analogue à un jeu, […] ce qui a pour conséquence que le résultat sera imprévisible et qu’il y aura régulièrement des gagnants et des perdants. Et comme dans un jeu, alors que nous insistons à bon droit pour qu’il soit loyal et pour que personne ne triche, il serait absurde de demander que les résultats pour chaque joueur soient justes. » Et il poursuit en fustigeant la justice sociale : « Une grande partie de ce que l’on fait actuellement au nom de la “justice sociale” est non seulement injuste mais hautement antisocial au sens véritable du mot : cela se ramène simplement à la protection des intérêts installés dans des positions de force » (12).
En lisant de tels propos, on ne peut s’empêcher de penser à ce que Bernanos écrivait là-dessus : « Il y a cent cinquante ans, tous ces marchands de coton de Manchester – Mecque du capitalisme universel – qui faisaient travailler dans leurs usines, seize heures par jour, des enfants de douze ans que les contremaîtres devaient, la nuit venue, tenir éveillés à coups de baguette, couchaient tout de même avec la Bible sous leur oreiller. Lorsqu’il leur arrivait de penser à ces milliers de misérables que la spéculation sur les salaires condamnait à une mort lente et sûre, ils se disaient qu’on ne peut rien contre les lois du déterminisme économique voulues par la Sainte Providence, et ils glorifiaient le Bon Dieu qui les faisait riches… » (13). Les marchands de coton ont disparu, mais ils ont été remplacés par nos modernes managers apatrides aux millions d’euros de revenus et cela n’ébranle nullement nos bons libéraux du XXIe siècle, plus soucieux de réduire l’État et voir leurs impôts baisser que par la montée de la pauvreté et des inégalités – il est quand même significatif que le libéralisme économique n’ait jamais d’adeptes chez les plus pauvres !
En déconnectant l’action humaine de toute norme morale qui s’impose à tous, le libéralisme extrême fonde le lien social sur la seule liberté, c’est-à-dire en fait la volonté : le résultat est inévitablement le règne implacable de la loi du plus fort, car, écrit fort justement Philippe Bénéton, « si je ne reconnais pas quelque chose qui s’impose à moi comme à tout autre et donc au méchant, je n’ai rien à lui opposer. Si l’homme est le maître, certains seront esclaves » (14). Ériger la liberté en fin en refusant tout « ordre moral » est au demeurant une utopie, car un tel relativisme absolu est impossible en fait, l’histoire récente ne le montre que trop : toute société humaine s’appuie sur une morale et en rejeter le mot ne la supprime pas, mais ne fait que la déplacer vers des « valeurs » instables qui suivent les fluctuations de l’idéologie dominante. Il existe donc toujours un Mal et il s’incarne aujourd’hui en quelques attitudes honnies : racisme, homophobie, sexisme… et plus le relativisme s’étend, plus dogmatique et étouffant est le « politiquement correct » qui l’accompagne.
Mais surtout, refouler le bien dans l’ordre subjectif en ne s’intéressant à l’homme que dans sa dimension d’homo œconomicus a ouvert un boulevard à ce que Jean-Paul II a qualifié de « matérialisme mercantile » : la dérive consumériste de nos sociétés, privées de toute limite naturelle, ne conduit pas qu’aux excès des spéculateurs, mais également à la libéralisation des mœurs, dont il serait temps de comprendre qu’elle répond à la même logique ultra-libérale.
Le déracinement
Enfin, dernier point hautement critiquable du libéralisme économique, il est hostile à toute forme d’enracinement, il ne voit l’homme que comme un individu, un consommateur interchangeable quelle que soit son origine, son histoire. Le passé des peuples ne l’intéresse pas, l’appartenance à une culture, à une patrie charnelle sont des obstacles à la standardisation des produits et donc au commerce mondial. Ludwig von Mises, dans une page d’anthologie délirante, explique le monde libéral idéal : un vrai cauchemar ! « Dans un tel monde (idéalement libéral), écrit-il, le peuple de chaque village ou district pourrait décider par plébiscite à quel État il veut appartenir » (15).
Cette analyse du libéralisme économique est loin d’être exhaustive – notamment sous l’angle de son incompatibilité avec la doctrine sociale de l’Église. On pourrait, par exemple, s’arrêter au droit de propriété qui est un absolu pour le libéralisme alors qu’il est relatif et soumis à la destination universelle des biens pour l’Église. Ou encore démontrer que le complet dérèglement des mœurs s’inscrit dans la pure logique libérale. Mais n’importe, nous espérons avoir suffisamment montré ici cette incompatibilité foncière.
Certains catholiques versent dans le libéralisme, car peut-être pensent-ils qu’il n’existe pas d’alternative entre cette idéologie et le socialisme, et qu’à tout prendre le premier est moins pire que le second. Mises n’écrivait-il pas : « Entre une économie de marché et le socialisme, il n’y a pas de troisième système » (16) ? La vérité est tout autre, puisque les libéraux comme Mises et Hayek entendent « l’économie de marché » comme vierge de toute régulation étatique, alors que toutes les gradations sont possibles entre la totale liberté des marchés revendiquée par les libéraux purs et durs et leur disparition au profit d’une économie entièrement planifiée à la soviétique. Ce dernier système, on le sait, ne fonctionne pas et engendre la tyrannie. Mais l’expérience nous montre que les marchés laissés libres ne peuvent être une solution viable et satisfaisante. Entre les deux, il y a donc bien la place pour une économie de liberté régulée par un État agissant conformément au principe de subsidiarité. N’est-ce pas tout simplement ce que nous enseigne la doctrine sociale de l’Église ?
Christophe Geffroy
(1) Ensemble des versements opérés par tous les agents économiques aux administrations publiques (impôts, taxes, charges sociales…).
(2) Source : OCDE (www.oecd.org). Sept pays, tous européens, dépassent la France, dont les prélèvements ont baissé depuis 2005.
(3) Pour ne citer que la dernière encyclique sociale, Caritas in veritate (2009) de Benoît XVI, cf. n. 24, 39 et 41.
(4) Cf. Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007.
(5) Le salaire des dirigeants de multinationales atteint 500 fois celui de leurs salariés, alors que l’écart ne dépassait guère 1 à 40 il y a un demi-siècle. Carlos Ghosn gagne 9 millions d’euros/an, un ouvrier marocain de la nouvelle usine Renault délocalisée au Maroc 250 euros/mois, soit un rapport de 1 à 3000 ! Le seul salaire du PDG de Renault suffirait à payer 500 salariés en France !
(6) Cité par Henri Lepage, Demain le capitalisme, Poche/Pluriel, 1978, p. 56.
(7) Droit, Législation et Liberté (DLL), tome 2, Puf, p. 179.
(8) L’Action humaine, Puf, 1985, p. 757-758.
(9) Jean-Claude Michéa, op. cit., p. 197.
(10) DLL, tome 2, Puf, 1981, p. 176.
(11) DLL, tome 3, Puf, 1983, p. 211.
(12) DLL, tome 2, Puf, 1981, p. 97, 85-86 et 115.
(13) La France contre les robots, Plon-Poche, 1970, p. 17-18.
(14) Les fers de l’opinion, Puf, 2000, p. 78.
(15) Le gouvernement omnipotent (GO), Librairie de Médicis, 1947, p. 139.
(16) GO, Librairie de Médicis, 1947, p. 99.
© LA NEF n°235 Mars 2012