On a le choix, en cet été brûlant, entre les inquiétudes. L’une d’entre elle l’emporte entre toutes en ce qu’elle préfigure l’instrument qui pourrait mettre en ordre de bataille une menace islamiste qui, pour omniprésente qu’elle soit, reste jusqu’à présent désordonnée : ce pôle d’organisation pourrait bien être le nouvel empire turc, beaucoup plus solide et structuré que l’actuel « Daech ». La jeune puissance turque, qui vient de dépasser 80 millions d’habitants et atteindrait les 100 millions dans quinze ans (et qui a déjà, par sa géographie, mais aussi son histoire et son habileté à séduire nos faibles élites, un pied en Europe), est désormais menée d’une main de fer par un islamiste qui ne cache plus ses intentions impériales et qui, parvenu à une situation quasiment dictatoriale, en a les moyens pour longtemps. Reprenons point par point.
Il ne fallait pas être grand clerc pour déceler, dès le lendemain du « coup d’État » du 15 juillet de notables bizarreries laissant penser qu’il n’était nullement raté, mais au contraire très réussi – par Erdogan. De bons analystes (surtout américains, la presse française se fiant comme toujours aux apparences) en ont relevé une douzaine de signes : pourquoi les mutins, au lieu de contrôler les points névralgiques comme le font tous les auteurs de coup d’État, pour commencer neutraliser les aéroports où Erdogan a pu atterrir sans encombres, ont-ils préféré bombarder les populations ? Comment expliquer que quelque cinquante mille fiches « d’opposants » étaient si bien prêtes que des arrestations à large échelle furent opérées dans les jours qui suivirent, non seulement parmi les militaires, permettant à Erdogan de contrôler la puissante armée qu’il n’avait pas encore parfaitement en mains, mais aussi des magistrats, des professeurs, des médecins, des sportifs même, lesquels n’étaient en rien impliqués dans le prétendu coup d’État ?
Mais le plus intéressant est de rappeler les intentions à long terme d’Erdogan, d’autant plus faciles à déceler qu’il les a plusieurs fois exprimées. Tout montre que, débarrassé des dernières traces de laïcité, il veut refaire de la Turquie ce qu’elle fut pendant des siècles, la première puissance islamiste. Il faut donc s’attendre à ce que ce pays jeune, riche, conquérant dans l’âme, uni autour d’un chef qui a élevé le culte de sa personne à la hauteur d’un devoir religieux (lors de l’immense rassemblement populaire du 7 août qui commémora la prise de Constantinople, des phalangistes ont juré qu’ils le serviraient jusqu’à la mort), se lance dans une politique impériale, et cela en deux directions.
Il s’agit d’une part de reconstruire le califat, idée progressant à la faveur du chaos qu’est devenu le Proche-Orient, et de prendre le relais de Daech, lequel n’aura sans doute été qu’un brouillon d’État islamique. Reste à savoir comment L’Arabie Séoudite, Israël et les États-Unis, trois alliés traditionnels d’Ankara, s’en accommoderont – ce sera plus facile qu’on ne pense. Sombre perspective pour la France : après avoir, par une politique imbécile, perdu (et travaillé à perdre) ses quatre bastions, le Liban, l’Irak, la Syrie et la Libye, Paris (et l’Europe) n’aurait plus aucune influence dans une région où elle en eut tant ; de surcroît, la France perdrait son statut de première puissance méditerranéenne, ce qui pourrait changer bien des choses, en matière de contrôle et de refoulement des migrants, notamment.
L’autre direction que pourrait prendre l’expansionnisme turc est l’Europe ; pour commencer les Balkans où, en Bosnie, en Albanie, au Kosovo, Ankara a déjà quelques relais – sans compter les diasporas turques que les officiers de l’AKP, le parti quasi unique de M. Erdogan, encadrent savamment. Dans un premier temps, les États les plus exposés sont bien entendu Chypre, dont la Turquie occupe toujours une partie (en violation ouverte du droit international sur laquelle tout le monde a fermé les yeux), et la Grèce dont l’espace aérien est violé chaque jour par l’aviation turque, et qui pourrait être submergée par de larges flux migratoires dès que l’aura décidé M. Erdogan – à qui Madame Merkel, sans aucun mandat de quiconque, a donné les clefs de l’Europe – aussi clair, en somme, mais aussi peu pris au sérieux que le fut jadis Mein Kampf, rapprochement qui n’est pas fortuit, puisque, le 31 décembre dernier, dans ses vœux grandioses enregistrés dans le palais de plus de mille pièces qu’il vient de se faire construire à Ankara, M. Erdogan vantait la concentration des pouvoirs qu’avait su réaliser Adolf Hitler pour mettre l’Allemagne en ordre de marche… Il est probable que la Grèce menacée de submersion mettra les pouces assez vite et qu’en fera un jour autant l’UE tout entière, elle qui déjà a promis à M. Erdogan de dispenser les Turcs de visa.
Menacée d’une migration massive et potentiellement illimitée qu’Ankara, ses recruteurs et ses passeurs contrôlent désormais en maître, l’Europe est à la merci du nouvel empire turc – d’autant que M. Poutine, qui, voyant un moyen de sortir de son isolement diplomatique fut le premier à soutenir M. Erdogan, a choisi son camp. Ce n’est hélas pas le nôtre : mais, sur ce sujet aussi, l’Europe aura tout fait pour précipiter sa perte…
Paul-Marie Coûteaux
© LA NEF n°284 Septembre 2016