Une polémique inutile

Une polémique s’est développée en janvier dans le monde catholique à l’occasion de la sortie des ouvrages d’Erwan Le Morhedec et Laurent Dandrieu. Retour sur ce qui s’apparente à une tempête dans un verre d’eau, mais qui contribue efficacement à fractionner un peu plus les catholiques français.

Sans doute la concomitance des ouvrages d’Erwan Le Morhedec, Identitaire. Le mauvais génie du christianisme (1), et de Laurent Dandrieu, Église et immigration. Le grand malaise (2), a-t-elle contribué à lancer la polémique, tant il était alléchant de les opposer pour créer l’événement, comme si l’un prouvait la véracité des thèses de l’autre, et vice versa, alors que les deux essais ne sont nullement comparables. Mais ce qui a généré le « buzz », comme on dit, ce sont les Unes « choc » des hebdomadaires La& 8200;Vie et Valeurs Actuelles dans leurs éditions du 5 janvier, chacun défendant son « poulain ».
Venons-en aux livres eux-mêmes en commençant avec Identitaire. Quel est le danger pointé par l’auteur ? Face à la déchristianisation croissante de nos sociétés, à l’ampleur de l’immigration et à la présence de l’islamisme jusqu’en nos territoires, les catholiques auraient peur et, nous explique la quatrième de couverture, « cette crainte, les réseaux d’extrême droite œuvrent à la renforcer et à l’exploiter. Les uns s’affichent éternels gardiens d’une chrétienté révolue. Les autres se revendiquent nouveaux croisés du monde blanc. Ils ont en commun de promouvoir une synthèse identitaire, à la fois religieuse et politique ».
Il y a d’emblée dans ce livre un problème méthodologique : les expressions « tentation identitaire » ou « catholiques identitaires » reviennent sans cesse sous la plume de l’auteur, comme si elles exprimaient des réalités évidentes qu’il n’était pas nécessaire de définir – ce qu’il ne fait à aucun moment. On comprend qu’il exècre « l’extrême droite », le « Front National », « Civitas », le « Salon Beige » et plus encore le « Bloc Identitaire ou Génération Identitaire »… Quant aux personnes nommées, il y a Robert Ménard, Fabien Engelmann (élu FN venant de la CGT), Philippe Vardon (identitaire rallié au FN en PACA), Julien Langella (vice-président d’Academia Christiana), Guillaume de Thieulloy (directeur des sites Le Salon Beige, Nouvelles de France…), Damien Lefèvre (identitaire qui a été un simple volontaire de SOS Chrétiens d’Orient)… La Nef est également désignée à la vindicte (p. 62) en raison d’une Contre Culture de Jacques de Guillebon sur le pape François, mais aussi parce que nous avons invité Alain de Benoist dans nos colonnes.

LA NEF INCRIMINÉE
Arrêtons-nous un instant sur « notre cas ». D’abord pour nous demander quel est le rapport des citations incriminées avec le thème « identitaire ». Ensuite pour apprécier l’honnêteté de la méthode. Le lecteur de Le Morhedec apprend que Jacques de Guillebon se moque du pape, comme si ce n’était qu’une lubie : le contexte controversé de sa chronique n’est pas évoqué, pas plus le fait que le premier tiers de l’article loue François. Quant à Alain de Benoist, qui ne s’est jamais défini comme un « identitaire », que nous reproche Le Morhedec ? De lui avoir donné la parole et fait de lui une présentation trop élogieuse en affirmant partager des convergences ? Oui, je connais Alain de Benoist depuis 1992 (grâce à Jean-Marie Paupert dont il était l’ami) et, depuis cette date, il est intervenu un certain nombre de fois chez nous et je l’assume, car je persiste à penser que c’est un esprit puissant, courtois et ouvert au débat, en particulier avec les chrétiens (à condition qu’eux-mêmes le veuillent), et que ses interventions dans La Nef ont toujours été pertinentes et utiles pour nos lecteurs sur les sujets traités.
Mais, ai-je entendu, Alain de Benoist n’est-il pas « anti-chrétien » ? Il l’est comme toute personne qui a une foi autre que la nôtre et qui donc s’y oppose forcément – comme c’est le cas avec un musulman, par exemple, qui rejette vigoureusement la Trinité. La foi païenne d’Alain de Benoist ne serait-elle pas respectable, empêcherait-elle tout dialogue avec lui ? Comment acquiescer à l’appel du pape d’aller aux « périphéries » et s’offusquer que l’on puisse débattre avec des non-chrétiens, pis, avoir avec eux des convergences et même de l’amitié ? Car des convergences, avec Alain de Benoist, nous en avons, et même Le Morhedec, s’il prenait la peine de le lire, verrait qu’il pourrait y trouver son miel : sur le libéralisme et la finance, le nécessaire enracinement des peuples, le genre, l’écologie, les droits de l’homme, les relations internationales, l’appréhension historique du communisme et du nazisme… ce n’est quand même pas rien ! Un homme de la culture d’Alain de Benoist n’a-t-il rien à nous apprendre sur ces sujets, à nous chrétiens ?
Mais, autre reproche, n’est-ce pas un scandale de mettre le Christ de côté pour n’aborder que ce qui nous unit, n’est-ce pas du relativisme ? La belle affaire ! D’abord je ne vois pas quand nous avons mis le Christ de côté dans La& 8200;Nef. Ensuite, avec un tel raisonnement, on ne parle plus qu’aux seuls chrétiens, il n’y a plus qu’à rester entre soi. C’est, de plus, nier la réalité de la distinction des ordres, comme si l’on ne pouvait pas partager avec des non-chrétiens des convictions qui relèvent de l’ordre naturel et comme si les positions temporelles des chrétiens ne pouvaient et ne devaient jamais diverger ! Bref, les accusations de Le Morhedec à propos d’Alain de Benoist relèvent du procès en sorcellerie.
Fermons la longue parenthèse de La Nef et revenons aux quelques noms cités par Le Morhedec qui prouveraient l’existence d’une « tentation identitaire » chez les chrétiens. J’avoue ne pas tous les connaître, c’est dire si leur audience est inégale, certains me sont a priori peu sympathiques, mais là n’est pas le problème.
Le problème est, d’une part, que la « mouvance » à laquelle s’arrête l’auteur est très vague, non homogène et, surtout, qu’elle n’est absolument pas représentative du catholicisme français, au point qu’un groupuscule comme les Identitaires (principale cible de notre enquêteur, bien qu’il semble n’avoir pas cherché à en rencontrer un seul), autant que je sache, ne se prétend pas chrétien. À qui fera-t-on croire que le danger, aujourd’hui dans l’Église, est représenté par des catholiques qui militent pour une France chrétienne et blanche ? Notre auteur fustige également les nostalgiques de la chrétienté : c’est une question complexe qui relève de débats conflictuels qui remontent loin ; nous avons beaucoup écrit dans La& 8200;Nef pour expliquer les changements nécessaires occasionnés par le concile Vatican II, notamment sur les rapports entre l’Église et l’État (3), mais un tel sujet ne peut se traiter, comme le fait Le Morhedec, avec une telle désinvolture, d’une façon non moins manichéenne que superficielle (4).
D’autre part, et c’est plus grave, l’auteur accuse sans arrêt les personnes englobées sous le terme de « chrétiens identitaires » d’annexer la foi pour un combat politique et, ainsi, de la dénaturer et de subvertir le christianisme. Je ne nie pas que cela puisse être le cas, et c’est en effet un sujet sur lequel il convient d’être vigilant, mais ses assertions, gravissimes, ne sont jamais démontrées, citations à l’appui, et sont au reste difficiles à prouver vraiment, car distinguer chez une personne engagée les dimensions religieuses, culturelles, politiques a quelque chose de dangereux qui risque bien de relever du jugement téméraire : qui est-on pour peser la sincérité de la foi d’autrui ? Cela est d’autant plus délicat que toute religion a une dimension culturelle et sociale qui imprègne profondément la société. Et n’y aurait-il donc que « l’extrême droite » visée par Le Morhedec qui instrumentaliserait la foi, un chrétien du centre ou de gauche serait-il forcément indemne d’une telle dérive (5) ?
Le pontificat de Benoît XVI avait eu une dimension unitive bienvenue : grâce à lui, des ponts s’étaient établis entre les grandes mouvances dans l’Église, les chrétiens de gauche et de droite commençaient enfin à se parler. La jeune génération catholique issue des JMJ délaissait les complexes de ses aînées en affirmant fièrement une foi enracinée, elle a trouvé dans La Manif Pour Tous et les nombreux mouvements dynamiques qu’elle a suscités un engagement qui a permis de faire entendre une voix nouvelle, pleine d’espérance. Mais non, Erwan Le Morhedec, vigilant gardien autoproclamé de la foi et du christianisme authentique, a décelé là les germes d’une dérive dangereuse vers « l’extrême droite » qui cherche à récupérer tout cela au nom de « l’identité » : il ressuscite et exacerbe ainsi les vieux clivages qui vont diviser un peu plus les catholiques français. Et il le fait à la façon de la gauche – tel BHL, un vieux classique& 8200;–, en criminalisant des adversaires qui n’existent pas – ou très marginalement.

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Oublions vite ce livre et passons à celui de Laurent Dandrieu, qui s’en prend vigoureusement au discours de l’Église sur l’immigration et l’islam. Si cet essai a le mérite d’aborder des questions sensibles trop peu débattues dans l’Église, les réponses qu’il fournit nous semblent fort discutables.
Fondamentalement, Dandrieu reproche aux discours ecclésiastiques d’être unilatéralement favorables à une immigration sans limites, sans considérations de son origine, et sans jamais prendre en compte l’intérêt des populations d’accueil, sinon ici ou là, et fort rarement, d’une façon donc très formelle, ce qui revient pour lui à dire que ces réserves ne comptent pas. Il regrette que ces mêmes discours ne distinguent jamais l’accueil relevant de la charité, vertu théologale personnelle, conformément aux injonctions du Christ, du cas de l’arrivée massive de migrants qui dépend d’un autre ordre, d’un problème politique. Quant à l’islam, il déplore la naïveté et même la fausseté des prises de position des autorités catholiques, comme si nommer les choses allait briser le dialogue interreligieux mis sur pied depuis Vatican II.
Et cette critique ne vise pas que le pape François, mais tous les pontifes depuis Pie XII. Pour appuyer son propos, Dandrieu n’est pas avare de citations : il nous écrase littéralement d’une quantité d’extraits de textes pontificaux ou ecclésiaux parfaitement référencés, de Pie XII à François. Et pris tels quels, ces textes qui s’enchaînent sans laisser souffler le lecteur sont assez accablants et corroborent les thèses de l’auteur : la cause est entendue, l’Église n’aime pas les nations et les populations européennes, elle fait de l’immigration et de l’accueil inconditionnel une cause supérieure devant laquelle tout doit s’incliner.
Commençons par reconnaître qu’en matière d’immigration et d’islam, il n’est pas interdit de juger le discours des hiérarques catholiques trop déséquilibré et de regretter que la souffrance des populations autochtones modestes qui subissent l’immigration n’est quasiment jamais prise en compte. C’est indubitable et là-dessus les textes cités par Dandrieu en sont une preuve manifeste. Il n’est donc pas illégitime d’adresser à ce sujet de respectueuses doléances à nos chefs religieux.
Cela étant dit, plusieurs points nous gênent dans cet essai. La profusion des textes cités, qui s’étalent sur une longue période de temps, donne l’impression que l’Église est comme obsédée par cette question. Et l’auteur ne cherche pas vraiment à s’interroger sur le bien-fondé d’un tel discours, comme s’il n’y avait pas des raisons objectives pour que l’Église s’intéresse au sort des migrants, personnes a priori en situation difficile dont il est normal qu’elle se préoccupe.
Ensuite, les citations ne nous semblent pas suffisamment contextualisées, et ce d’autant plus que Dandrieu ne situe à aucun moment les différents documents dans l’échelle du Magistère. Un simple discours d’évêque est de facto mis sur le même plan que le Catéchisme de l’Église catholique. Pour le lecteur non averti, il est donc difficile d’exercer un discernement face à une telle abondance. Cela se vérifie dans le fait que Dandrieu est bien obligé de reconnaître à plusieurs reprises qu’il existe moult passages où les papes défendent la nation et le principe d’une maîtrise de l’immigration conformément au bien commun. Mais c’est aussitôt pour affirmer que cela ne compte pas, que c’est pure figure de style car ces rappels sont trop peu fréquents (il cite pourtant longuement de beaux passages de Jean-Paul& 8200;II sur la « dignité de la nation », cf. p. 214s.) ! En réalité, si ceux-ci figurent dans des documents à l’autorité élevée tel que le Catéchisme ou une encyclique, ils forment une doctrine incontournable et pérenne, même si l’auteur estime qu’ils ne sont pas suffisamment mis en avant.

UNE POSITION JUSTE ET ÉQUILIBRÉE
Encore une fois, on peut juger le discours de l’Église trop unilatéral, mais non nier qu’elle nous offre aujourd’hui comme hier tous les éléments pour une position juste et équilibrée, à savoir :
1. La prise en compte du drame humain qu’est l’immigration et la sollicitude qui doit être celle des chrétiens à l’égard de toute personne en difficulté (eh ! oui, il faut y insister, et c’est bien le rôle de l’Église que de le faire, pardon pour ceux que cela dérange), avec le rappel, à temps et à contretemps, du respect de la dignité de toute personne humaine. À ce niveau, il est nécessaire de distinguer le bon accueil des migrants déjà sur place (ce qui n’empêche pas de devoir, si nécessaire, en reconduire certains chez eux) et l’immigration future que l’on peut prévenir – des paroles irresponsables comme celles de Mme Merkel faisant office d’appel d’air.
2. La légitimité de défendre le bien commun de la nation, et donc d’essayer de maîtriser les flux migratoires et de limiter les entrées en fonction des capacités d’accueil et d’intégration.
Pour conclure, que l’on me permette d’exprimer une surprise : pourquoi, lorsque l’on parle d’immigration ou d’islam en Europe, n’aborde-t-on jamais la question majeure qui est la démographie, clé essentielle de ces problèmes ? En effet, c’est le suicide démographique de l’Europe qui attire par compensation naturelle des populations étrangères plus prolifiques, c’est une loi de l’histoire incontournable. Peut-être pourrait-on commencer par y réfléchir…

Christophe Geffroy

(1) Erwan Le Mohedec, Identitaire. Le mauvais génie du christianisme, Cerf, 2017, 176 pages, 14& 8200;€.
(2) Laurent Dandrieu, Église et immigration. Le grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne, Presses de la Renaissance, 2017, 316 pages, 17,90 €.
(3) Cf. par ex. Découvrir Vatican II, hors-série n°28 de juin 2013.
(4) Notre auteur semble ignorer que le concile Vatican II n’a pas exclu le principe d’un État chrétien (cf.& 8200;DH 6).
(5) Cette dérive, pourtant, existe bel et bien à gauche selon Jacques Julliard qui regrette « le tarissement de la foi religieuse chez de nombreux catholiques sociaux, qui, à force d’être sociaux, ont fini par négliger d’être catholiques » (Le Figaro du 5 décembre 2016).

© LA NEF n°289 Février 2017