Les catholiques contemporains font penser à ces enfants qu’on appelle surdoués, qui finissent derniers de classe parce que décalés vis-à-vis de leurs condisciples : ils ont tout compris avant tout le monde, mais peu au fait des usages du commun, n’utilisent cette science qu’à tort et à travers. Pour les grandes questions qui agitent l’époque, on peut dire que les catholiques furent des précurseurs : sur les mœurs et la famille, les catholiques parlèrent les premiers ; sur l’école, encore eux ; sur l’écologie, toujours eux ; sur la technique, encore et toujours des catholiques ; sur le libéralisme comme règne de l’argent, itou. C’est comme si nous vivions aux côtés de problèmes dont les solutions ont été théorisées il y a cinquante ans, sans qu’elles ne fussent jamais mises en œuvre. À vrai dire, et sous un autre mode, surnaturel, voilà 2000 ans que le salut est à nos côtés et que nous ne nous en saisissons que trop peu souvent.
Mais si l’on en revient aux questions bassement actuelles qui nous occupent, faut-il juger et trancher contre les catholiques, en leur faisant porter la responsabilité de cette inaction ? Nous ne le croyons pas. De même que l’action caritative et sociale reposa indéniablement au XIXe siècle sur des épaules catholiques, de même qu’aux temps médiévaux, la libération de la femme et du serf due à l’Église plus qu’à toute autre entité au monde, de même que depuis la révélation faite à Abraham c’est sous la houlette de notre Dieu que les progrès moraux et sociaux de l’humanité ont eu lieu ; de même l’histoire rendra certainement justice aux chrétiens du XXe siècle qui dénoncèrent et luttèrent contre tous les totalitarismes qui l’ensanglantèrent, et l’on reconnaîtra que si ces chrétiens n’avaient pas existé, la terre serait devenue un enfer temporel.
Non, l’échec, relatif et temporaire espérons-le, des solutions que porte le christianisme au cours des dernières décennies, est dû à un double mouvement contradictoire auquel nous avons peut-être collaboré par aveuglement mais que nous n’avons sans doute nullement souhaité. Ce double mouvement, c’est celui de la dissolution de la vie chrétienne dans la vie du monde d’une part, de sa communautarisation d’autre part.
Le premier, dans la suite d’une interprétation de Vatican II tronquée, a argué du caractère fondamentalement et réellement « exogamique » du christianisme pour plaider une fusion du peuple chrétien dans le peuple humain. Noble intuition pour les motifs, elle a pris le risque, hélas maintenant avéré, de dissoudre les fins dernières dans les fins intermédiaires : on sait qu’il y a une différence profonde entre le fait de s’occuper du pauvre parce qu’il est l’image du Christ, et de s’en occuper pour résoudre une question sociale. Le premier motif, fondamental, est censé entraîner le second, mais celui-ci ne peut biffer celui-là.
En retour, certains ont choisi contre le monde de cultiver des communautés exclusivement catholiques, ce que l’auteur américain Rod Dreher nomme « the benedict option », que l’on pourrait traduire par la « voie bénédictine » : que des communautés de famille vivent à l’ombre, littérale ou imagée, d’abbayes bénédictines pour transmettre le nécessaire et la substance de la foi catholique. Noble idée, là encore, qui suppose bien entendu dans l’esprit de leurs auteurs une contamination de l’entourage, soit une rechristianisation à terme. Cependant, le risque est pris qu’à terme, ces communautés soient devenues des sortes d’Amish et que le but final, là encore, ait été oublié.
Bien entendu, ce balancement, cette dialectique ne sont pas neufs, et on les retrouve présents dans le christianisme depuis la fameuse Lettre à Diognète. Avoir les mains sales ou n’en avoir pas, éternelle hésitation du chrétien, que Maurice Blondel résumait ainsi dans L’Action : « Absolument impossible et absolument nécessaire à l’homme, c’est là proprement la notion de surnaturel. »
Donc, s’il y eut une erreur des chrétiens, elle tint non pas à leurs remèdes, mais à la décision d’en suspendre l’origine autant que la fin surnaturelle, soit en considérant qu’il fallait être du monde, soit en considérant qu’il fallait s’en extraire. Jésus, pourtant qui ne méprisait pas la société dans laquelle il vivait, mais qui la ramenait à ce qu’elle était, soit une somme de coutumes qui passent conjointes à des vérités éternelles, et la ramenait à cela non en la combattant les armes à la main mais en clamant simplement qu’il dépendait in fine d’un autre pouvoir, Jésus pourtant nous en a donné l’exemple il y a deux millénaires : tout nous est permis pourvu que l’ordonnancement à la fin ne soit pas oublié. Aussi, notre mélancolie catholique, qui nous fait nous déchirer les uns les autres quand les stratégies divergent et que les résultats semblent se faire attendre, doit être balayée définitivement : notre grain ne meurt sans porter de fruit. Qui viendra en son temps.
Jacques de Guillebon
© LA NEF n°291 Avril 2017