Le conservatisme, assimilé à l’immobilisme ou au passé, n’a pas bonne presse en France. Il connaît cependant un regain d’intérêt certain au moment où la société se liquéfie de plus en plus, perdant peu à peu ses repères traditionnels. Est-ce une mode passagère ou un mouvement de fond ? Essai d’analyse.
S’interroger sur un renouveau du « conservatisme » en France alors que l’élection présidentielle vient d’être gagnée par le candidat « en marche » que tout oppose au conservatisme peut apparaître quelque peu paradoxal. Et pourtant la question n’est en rien impertinente quand on observe le monde intellectuel et les livres récents consacrés à ce thème. Parmi ceux qui ont retenu notre attention, citons tout d’abord la réédition de l’ouvrage de Burke (1729-1797) référence du conservatisme, Réflexions sur la Révolution en France (1), et les traductions françaises de deux figures contemporaines du conservatisme britannique, Michael Oakeshott (Du conservatisme) et Roger Scruton (De l’urgence d’être conservateur) ; en France, ensuite, le sujet intéresse de jeunes auteurs comme Laetitia Strauch-Bonart (Vous avez dit conservateur ?) ou Guillaume Perrault (Conservateurs, soyez fiers !), sans parler de l’essai très complet de Jean-Philippe Vincent, Qu’est-ce que le conservatisme ? Histoire intellectuelle d’une idée politique. Et il faut encore ajouter des auteurs renommés qui, sans écrire explicitement sur ce thème, se rapprochent d’une façon ou d’une autre des idées conservatrices, songeons à Alain Finkielkraut, Pierre Manent, Chantal Delsol, Éric Zemmour, Patrick Buisson, Philippe de Villiers, Mathieu Bock-Côté, Bérénice Levet, François-Xavier Bellamy… et même à certains égards un Jean-Claude Michéa, qualifié comme son maître Orwell d’« anarchiste conservateur ».
Alors que le conservatisme avait disparu de la scène politique française, il a fait une réapparition soudaine dans l’arène politique, la plupart des commentateurs, à l’instar de Marcel Gauchet (2), ayant salué l’écrasante et surprenante victoire de François Fillon à la primaire de la droite, en novembre 2016, comme la manifestation d’un retour du conservatisme en France. Beaucoup faisaient même le lien avec le mouvement populaire de la Manif pour tous. Fillon était à l’évidence porté par une lame de fond qui le dépassait et dont il était loin d’épouser l’ensemble des revendications, créant dès l’origine une ambiguïté qui aurait vraisemblablement conduit à quelques désillusions, mais les « affaires » ne laissèrent pas le temps d’aller jusque-là et suffirent à décrédibiliser sa candidature.
Bref, bien que le conservatisme, en France, n’ait toujours pas de traduction électorale, il n’en suscite pas moins réflexions et débats. Mais comment le définir ?
Commençons par exposer ce que sont les « dispositions au conservatisme » selon Michael Oakeshott (1901-1990) : « Être conservateur, c’est… préférer le familier à l’inconnu, ce qui a été essayé à ce qui ne l’a pas été, le fait au mystère, le réel au possible, le limité au démesuré, le proche au lointain, le suffisant au surabondant, le convenable au parfait, le rire de l’instant présent à la béatitude utopique. […] Il jugera donc les changements minimes et lents plus tolérables que les changements importants et soudains et il valorisera fortement toute apparence de continuité » (p. 38 et 40). Cette description a le mérite de fournir un état d’esprit assez révélateur. Voyons maintenant pour la « doctrine ». Jean-Philippe Vincent, en s’appuyant sur l’Américain Russel Kirk (1918-1994), la résume de la façon suivante en six « canons » :
« Canon n°1 : La société ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans la vie humaine quelque chose qui la dépasse, qui ne se résume pas et qui tient du divin. […] Négliger cet élément de transcendance conduit inévitablement à diviniser ce qui ne devrait pas l’être, notamment le pouvoir. Cette hubris est la source des principales tragédies historiques.
« Canon n°2 : La vie est par nature multiforme et cette diversité qu’aucun égalitarisme ou utilitarisme ne doit tenter de réduire donne tout son sel à l’existence humaine.
« Canon n°3 : Une société civilisée requiert des ordres et des classes. La seule égalité qui vaille est une égalité morale, une égalité devant Dieu. […]
« Canon n°4 : La liberté et la propriété sont intimement liées. Toute tentative pour limiter la propriété privée conduit à une diminution de liberté.
« Canon n°5 : Les coutumes et les usages bien établis sont non seulement bons en eux-mêmes, mais ils contribuent au surplus à modérer l’absolutisme auquel pourrait mener la recherche de la seule raison. […]
« Canon n°6 : Si le changement est naturel et conforme à l’essence du conservatisme, il convient en revanche de se défier de la réforme et, plus que tout, de la révolution. Il n’y a rien de plus antipathique à l’esprit conservateur que l’esprit révolutionnaire et sa perpétuelle tentation de faire table rase » (p. 29-30).
On reconnaît là une forme de pensée qui s’harmonise tout particulièrement avec la mentalité anglaise, celle d’un pays très attaché à ses traditions et qui a connu un développement politique globalement assez harmonieux et consensuel, sans rupture brutale, la « Glorieuse Révolution » de 1688 qui renforça le rôle du Parlement se distinguant nettement de notre Révolution française. Cela explique que le conservatisme soit une doctrine politique particulièrement implantée en Grande-Bretagne et dans les pays anglo-saxons, et ce d’autant plus qu’il intègre un certain pragmatisme largement partagé dans cet univers culturel. À l’inverse, il est patent que cette doctrine n’a pas connu le même succès en France, notre histoire politique étant profondément marquée par la Révolution qui commence en 1789 et ne s’achève réellement qu’en 1815 par le désastre de Waterloo.
LE MARQUEUR DE LA RÉVOLUTION
Dès lors, en France, la Révolution va marquer le développement de la pensée politique et elle ne sera pas sans influence aussi à l’étranger : ainsi, le conservatisme – on le voit bien avec Burke – est-il inséparable d’une réaction de défense d’un certain ordre traditionnel mis à mal par les révolutionnaires qui, exaltant une volonté toute-puissante, prétendent rebâtir un ordre nouveau à partir de la raison en faisant table rase du passé ; bref la Révolution ouvre l’ère moderne de l’idéologie. Le conservatisme, tout au long du XIXe siècle, est donc inséparable d’une dimension contre-révolutionnaire et même anti-moderne. C’est évident en France avec Joseph de Maistre (1753-1821) et Louis de Bonald (1754-1840), c’est vrai aussi en Angleterre avec Burke, mais avec la différence essentielle que ce dernier demeure attaché à une monarchie parlementaire tempérée quand ses contemporains français prônent le retour à un Ancien Régime amélioré ou réajusté. Il y a dès l’origine, dans le conservatisme britannique, une dimension démocratique et libérale ainsi qu’une continuité qui n’existent pas dans le conservatisme français, beaucoup plus « radical, intransigeant, doctrinaire » (Philippe Bénéton, p. 68).
Et si l’on rattache Maurras (1868-1952) et l’Action Française au courant conservateur, on constate certes un indéniable renouvellement de la pensée, mais un renouvellement qui enferme ce courant dans une opposition impuissante au régime démocratique en place et se termine par le ralliement de Maurras à Pétain et à Vichy, prélude au discrédit qui frappe, en 1945, son corpus doctrinal.
Mais le maurrassisme est-il réellement un conservatisme ? Jean-Philippe Vincent et Guillaume Perrault ne le placent pas dans cette mouvance, ils intègrent en revanche dans leur panthéon une lignée plus libérale qui est celle de Benjamin Constant (1767-1830), Chateaubriand (1768-1848) et François Guizot (1787-1874). Tocqueville (1805-1859) pourrait aussi y figurer. Dans Le conservatisme impossible, François Huguenin estime qu’en France il n’y a guère eu d’espace pour un véritable conservatisme et qu’en fait deux grandes traditions ont occupé le terrain à droite : le courant réactionnaire et le courant libéral, l’objet de son essai étant de montrer qu’un dialogue est possible entre ces deux familles politiques, dialogue pouvant aboutir à une synthèse qui ressemble d’assez près finalement au… conservatisme !
CONSERVATISME ET LIBÉRALISME
Aujourd’hui, la difficulté du conservatisme est de s’affirmer à côté du libéralisme. Certains points les rapprochent assurément : ils se méfient tous deux du pouvoir, sont l’un et l’autre attachés à la liberté, notamment celle des marchés, et à la propriété privée ; ils ont aussi en horreur l’idéologie égalitaire. Le conservatisme se distingue cependant par son intérêt pour le concept d’autorité et par sa dimension sociale, totalement absente dans le libéralisme, sa défense du marché ne l’empêchant pas de reconnaître la nécessité des interventions de l’État pour le réguler. À l’origine, le conservatisme se démarque encore du libéralisme par son caractère anti-constructiviste et sa critique corrosive des droits de l’homme. Enfin, son estime des traditions le pousse à défendre la nation et l’enracinement, ainsi que les corps intermédiaires et les communautés naturelles contre l’individualisme libéral. « Au XIXe siècle, écrit Philippe Bénéton, les conservateurs s’opposent aux libéraux et ils sont même généralement plus radicaux dans leur critique du capitalisme que ne le sont les socialistes » (p. 93).
Cet antagonisme entre conservatisme et libéralisme est maintenant moins radical, mais la « complémentarité » que Jean-Philippe Vincent voit entre les deux dégénère facilement en conflit ouvert où, de fait, c’est toujours le libéralisme qui l’emporte et qui s’étend au préjudice du conservatisme, l’histoire depuis les années 60 ne le montre que trop.
S’il n’existe pas de parti conservateur en France comme au Royaume-Uni, il y a eu, dans notre histoire, depuis la Révolution, des périodes conservatrices, que ce soit sous Guizot, sous le Second Empire ou sous la IIIe République ; le gaullisme lui-même se rattache par certains aspects à ce courant, sans qu’on puisse toutefois le qualifier de tel. Il est cependant notoire que le conservatisme, faussement assimilé à Vichy comme la droite en général, a été banni du spectre politique français ce dernier demi-siècle, malgré la présence de quelques grands intellectuels qui ont entretenu cette tradition politique, je pense en particulier à Bertrand de Jouvenel (1903-1987), Raymond Aron (1905-1983) et Julien Freund (1921-1993). Cet ostracisme (3) a produit un vide certain dans la vie politique française. Et la chute du communisme en Union Soviétique et la mondialisation qui s’accélère à partir des années 80 ont donné au libéralisme une telle hégémonie qu’il a altéré la droite et la gauche, la première abandonnant la nation et les valeurs pour se limiter à la gestion en prônant l’ouverture économique, la seconde délaissant le social au profit d’une défense de droits individuels en inflation constante, garantis par un État providence toujours plus omnipotent. Bref, droite et gauche ont convergé vers le libéralisme, économique pour l’une, libertaire pour l’autre, les deux aisément réunies, ouvrant ainsi un boulevard aux mouvements politiques attachés à la nation et à la défense des plus délaissés, cette « France périphérique » victime de la mondialisation, si bien décrite par Christophe Guilluy.
L’élection présidentielle de mai dernier a indubitablement confirmé le fort décalage entre les partis et l’électorat. Nos clivages apparaissent obsolètes à bien des égards. Si l’on admet qu’il existe trois grandes familles idéologiques correspondant aux besoins fondamentaux de toute communauté politique moderne – la conservatrice, la libérale et la socialiste –, alors la logique appellerait une recomposition du paysage politique qui pourrait prendre la forme suivante :
– le pôle libéral regrouperait La République en marche d’Emmanuel Macron avec la droite du PS, le centre et la gauche des LR (ce qui est en train de se faire) ;
– le pôle socialiste rallierait la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, ce qui reste de chevènementistes au PS et l’aile gauche philippotiste du FN ;
– le pôle conservateur unirait la droite des LR (gaulliste et sociale) et le FN marionniste avec la « droite hors-les-murs » !
Voilà un nouveau paysage politique qui conduirait à faire éclater tous les grands partis actuels mais qui aurait au moins le mérite de la cohérence et de la clarté ! Il y a donc en théorie une place à occuper pour un véritable mouvement conservateur, situé entre LR (déjà au bord de l’implosion) et le FN (la piètre campagne de Marine Le Pen risquant fort de freiner son essor), François Fillon ayant été incapable de rejoindre les classes populaires et Marine Le Pen inapte à attirer la bourgeoisie conservatrice : mais un tel mouvement n’existe pas, car il n’a ni structure politique ni personnalités fortes pour l’incarner.
Certes, cela peut changer demain, il n’en demeure pas moins que le conservatisme est confronté à ce paradoxe soulevé par Olivier Rey : « La situation actuelle est étrange : le “système” en place n’est pas ce qui préserve le legs du passé, mais au contraire ce qui le liquide, à une échelle et à un rythme toujours plus grands. Ce qui fait que les authentiques conservateurs en sont réduits à remettre en cause de fond en comble le système, à prendre des allures révolutionnaires. Malgré eux, ils sont obligés de prôner le changement. Mais le mot n’a pas le même sens selon ceux qui l’emploient. Pour les “progressistes”, promouvoir le changement consiste à prolonger, voire à amplifier encore les dynamiques actuelles. Pour les conservateurs, il s’agit de les contrecarrer » (4).
Christophe Geffroy
(1) Les références de pages dans la suite renvoient aux ouvrages de la bibliographie ci-dessous.
(2) Cf. l’entretien au Figaro Magazine du 9 décembre 2016.
(3) Ostracisme particulièrement injuste, ainsi que l’explique Guillaume Perrault dans Conservateurs, soyez fiers ! dont la partie la plus intéressante est de montrer que les conservateurs n’ont pas à rougir du passé, notamment à propos de l’affaire Dreyfus, de Vichy et de la colonisation.
(4) Entretien au Figaro des 15-16 avril 2017.
Références : bibliographie
– Philippe Bénéton, Le conservatisme, Puf, « Que sais-je ? », 1988.
– Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution en France, Les Belles Lettres, 2016.
– François Huguenin, Le conservatisme impossible, La Table Ronde, 2006, rééd. Histoire intellectuelle des droites, Tempus, 2013.
– Michael Oakeshott, Du conservatisme, Le Félin, 2011.
– Guillaume Perrault, Conservateurs, soyez fiers !, Plon, 2017.
– Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur, L’Artilleur, 2016.
– Laetitia Strauch-Bonart, Vous avez dit conservateur ?, Cerf, 2016.
– Jean-Philippe Vincent, Qu’est-ce que le conservatisme ? Histoire intellectuelle d’une idée politique, Les Belles Lettres, 2016.
© LA NEF n°293 Juin 2017