Dakar (Sénégal) : l'Afrique noire, au cœur de la francophonie.

La France comme langue

Un ami états-unien s’est étonné devant moi que les Français s’autorisent quelquefois à reprendre les fautes de français, vocabulaire ou grammaire, de leurs interlocuteurs. Certes c’est une blessure qu’on inflige ainsi au fautif, si bien qu’il vaut peut-être mieux s’en abstenir ; cependant ces remarques, pour contrariantes et quelquefois violentes qu’elles soient, sont en général acceptées – autre sujet d’étonnement de mon ami d’Amérique. C’est que, en France, la langue reste un arbitre reconnu : le commun des Français a beau avoir perdu de vue sa bibliothèque, la France reste, plus qu’aucune autre, une nation littéraire, où la langue compte, élève ou dégrade, une nation elle-même faite par une langue dûment réglée, qui accompagna l’œuvre multiséculaire des rois « faisant leur pré carré » ; poètes, écrivains, ministres se vouèrent à sa défense et son illustration au point qu’on finit par dire « Immortels », à l’égal des dieux, ceux qui étaient réputés la manier parfaitement – l’Académie française devenant une sorte de temple à la fois laïque et sacré.
Importance moins perdue de vue qu’on le croit communément : on le vit à plusieurs reprises au fil de la longue séquence électorale qui marqua l’année. Pensons à l’ineffable Najat Belkacem, souvent stigmatisée pour ses fautes ; la ministre, étourdie ou mal formée, provoqua de surcroît une belle polémique en prétendant imposer aux manuels scolaires une nouvelle orthographe pour pas moins de 2400 mots : une levée de boucliers, dont celui de l’Académie française qui n’avait pas servi depuis longtemps, différa la menace. Déjà vieux, puisqu’il avait provoqué en 1991 une « guerre de l’orthographe » qui fit battre en retraite le réformateur Rocard, le débat fut rouvert, et n’est toujours pas clos.
Vint ensuite l’amusante chasse aux néologismes douteux des candidats ; de nouvelles perles égalèrent la « bravitude » qui coûta cher en 2007 à la candidate socialiste, tel l’hommage que Nicolas Sarkozy voulut rendre, à la veille des primaires, à ceux qui se « batturent », ou la fière annonce par le jeune Macron qu’il « inspirait à présider la France pour la rassembler ». Très moderne relais des anciens manuels du bien-dire, touitteur traqua des flopées de fautes reprises à qui mieux mieux, comme si la langue était une nécessaire épreuve dans la course suprême. Certes, ce même peuple finit par élire celui qui malmena le plus constamment « la langue en France » (à Lyon, en février, il avait déclaré qu’il n’y avait pas de culture ni de langue françaises mais une culture et une langue en France), notamment dans ses touittes, qu’on pointa de tous côtés parce qu’ils négligeaient et la ponctuation et la majuscule, ou son programme dont on s’amusa à compter les nombreuses fautes : on le pardonna certes, du moins un temps, parce que, lui au moins parlait bien anglais…

LA « CLAUSE MOLIÈRE »
En mars fleurit l’intéressante querelle de la « clause Molière » imposant aux entreprises postulant à des contrats publics de vérifier que leurs employés parlassent convenablement français, ou disposassent à tout le moins d’un traducteur : affaire souvent présentée comme une manière de contourner les dispositions européennes sur les emplois issus de la fameuse « directive Bolkenstein », autrement dits les « emplois déportés », dont les charges sociales sont calculées selon ce qu’elles seraient dans le pays d’origine de l’employé, en général plutôt basses – donc une infraction au droit social plus qu’à la langue. Reste que la « clause Molière » fut souvent présentée comme une manière de défendre le français, donnant une légitimité supérieure à la cause. Il faut dire qu’il n’y aurait là qu’une application de la loi Toubon du 4 août 1994, autre originalité législative française, qui, si elle était respectée, réglerait une fois pour toutes la question des « travailleurs détachés », comme tant d’autres : sauf cas très particuliers énumérés par la loi, pas question d’employer en France quiconque ne parle pas français…
L’ossature linguistique de la politique française est si forte qu’elle inspire aussi une part de sa politique étrangère : en lançant (de façon peu diplomatique mais très calculée, puisque les accords qui allaient suivre étaient déjà prêts) du haut du balcon de l’Hôtel de Ville de Montréal, voici exactement un demi-siècle (le 24 juillet 1967) le fameux « Vive le Québec Libre ! », le général de Gaulle fit plus qu’affirmer une solidarité fondée sur la langue, contrariant une solidarité atlantique qui du coup devenait comme seconde : il fondait ce qui allait devenir peu après « la francophonie », solidarité de peuples fort divers par la géographie, par la culture, par l’économie et même le régime politique, mais réunis par l’usage d’une même langue, élément qui décidément l’emportait sur tout.
On a souvent écrit sur la francophonie, et l’on gagerait que, pour beaucoup, elle ne fut qu’un épisode vite refermé, une promesse déçue : nous montrerons prochainement qu’il n’en est rien et que, de même que l’usage du bon français reste un élément central de notre vie commune, notamment dans sa dimension politique, la langue française reste pour la France un instrument diplomatique non seulement constant, mais appelé sans grand doute à se développer.

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Nous avons vu dans notre dernière chronique combien les questions de langue restaient présentes dans le débat politique français, en particulier lors de la dernière séquence électorale. Elle pourrait et devrait l’être aussi dans les préoccupations de politique étrangère, ce que l’on nomme la francophonie, d’un terme un peu vague qui signifie au moins deux choses : d’une part le français comme langue d’usage quotidien ; il compte quelque 220 millions de personnes réparties en une trentaine de pays, ce qui ne fait certes pas du français la langue la plus parlée dans le monde, mais l’une de celles qui progressent le plus vite, notamment en raison de la croissance démographique africaine et des relatifs progrès de la scolarisation. D’autre part le français comme langue de communication ; il est certes derrière l’anglo-américain qui a acquis une incontestable prééminence depuis le traité de Versailles, mais qui se trouve menacé par des divergences de syntaxe, de lexique et de prononciation, qui font de l’espagnol le vrai concurrent du français.
Il y a là un atout maître pour la diplomatie française, certes mal joué par nos gouvernements depuis trente ans, et laissé à l’abandon sous les présidences Sarkozy et Hollande (on ne sait ce qu’il en sera avec Emmanuel Macron, dont les déclarations sont sur ce sujet non point rares mais contradictoires), mais qui cependant mesure aujourd’hui ses forces, plus souvent prises en compte par des initiatives ou des intérêts privés que par la politique gouvernementale.
La rapide croissance démographique de l’Afrique et, malgré tant de vicissitudes, la remarquable croissance économique du continent constituent le point fort de la francophonie. On a certes beaucoup glosé, depuis trente ans, sur « l’arrivée des Chinois » ou les progrès de l’influence américaine, notamment sur les élites africaines ; il reste que la France y reste bien présente en tous domaines, politiques, économiques, financiers et culturels. La part du livre français en Afrique croit régulièrement, ainsi que l’audience de ses radios et télévisions : RFI, France24, TV5-Monde, chaîne d’un grand dynamisme (la diffusion audiovisuelle fut la priorité fructueuse d’un ministre de la francophonie inspiré, Alain Decaux), mais aussi les radios et télévisions privées, notamment Canal+ qui installe câbles et relais-satellites à tour de bras dans toute l’Afrique francophone, par exemple dans les deux Congo. Notons que le cinéma, le théâtre, le livre africain progressent aussi dans les choix culturels des Français : réciprocité insuffisante, certes, mais indispensable, et qui devrait tant soit peu nous extraire de l’univers culturel états-unien où baignent nos contemporains : c’est d’ailleurs le principe même de la francophonie que de sauvegarder un peu de cette diversité du monde que tout érode autour de nous.
Le maître-atout africain a d’ailleurs plusieurs effets : souvent, si l’on apprend le français, en Inde, en Chine, ou en Afrique anglophone, c’est pour mieux commercer avec des pays dont les importations croissent à vive allure : la meilleure langue du commerce est toujours celle du client…
Un autre volet de la diffusion de notre langue est sa fonction de langue étrangère, première ou seconde dans une grande partie du monde : on dépasse ici la zone francophone stricto sensu. Notre atout est ici son image de « non alignée », expression du très regretté Boutros-Boutros Ghali. Certes l’anglais d’usage courant, quelquefois réduit à un sabir d’aéroport, a un grand rôle de communication internationale. Mais, pour d’innombrables élèves dans le monde, le français, langue étrangère dont lexique et syntaxe sont mieux assurés, porte une multitude de sens : il est la langue de la distinction – notamment en ce qu’il se différencie de l’univers de la Marchandise –, de la littérature, de la réflexion, ou de l’opposition politique. C’est pourquoi, il faut ajouter aux 220 millions de francophones quotidiens d’innombrables autres répartis dans le monde, en Amérique latine aussi bien qu’aux États-Unis, en Turquie, en Israël, en Asie ou en Europe. D’où les positions de force du français dans les organisations internationales : si l’on peut regretter que le français ne soit guère privilégié sous l’actuel pontificat, il reste l’autre langue du Vatican comme « l’autre » langue de travail de l’ONU et de ses organismes satellites, dont les documents sont publiés en deux langues – théoriquement du moins, mais la pratique suit souvent, les Africains y veillant, à défaut des Français.
Et tel est bien, en face de ces forces, la faiblesse du français : son socle, l’Europe, et par-dessus tout la France, paraît fêlé. En Europe (et particulièrement dans l’univers de l’Union européenne), le français dont le statut de première ou seconde langue étrangère était bien assis dans tous les systèmes scolaires il y a encore 30 ans (sauf en Allemagne…) passe souvent au second plan. C’est ainsi que, j’en puis témoigner pour avoir servi dans l’une et l’autre organisation, on travaille bien plus souvent en français au siège new-yorkais de l’ONU que dans les différents sièges de l’UE. Pour ce qui est de la France, la mission multiséculaire de défense et illustration se perd dans les sables. Il reste à montrer à nos contemporains que, s’ils le voulaient, la francophonie pourrait être non seulement un atout multiforme mais aussi une respiration nouvelle de la France au grand large pour ainsi dire, une belle idée neuve.

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°295 Septembre 2017 et n°296 Octobre 2017