Dans son livre d’entretiens avec Dominique Wolton, le pape François affirme : « La morale est une conséquence de la rencontre avec Jésus-Christ. C’est une conséquence de la foi » (1). Propos essentiel qui explique pourquoi tant de nos contemporains saisissent si mal la morale chrétienne qui découle en fait très largement de la loi naturelle, laquelle est théoriquement accessible à la raison, mais, à cause du péché originel, n’est observable réellement en plénitude qu’avec le secours de la grâce. Dans nos sociétés où l’homme moderne s’est émancipé de toutes les limites – Dieu, la nature, la culture – qui, jadis, bornaient sa volonté et donc son pouvoir, parler d’une loi morale naturelle est devenu hélas inaudible. Et ce n’est guère surprenant, car un monde où la foi a été rejetée ou à ce point marginalisée est incapable d’appréhender la morale en tant que vérités objectives à recevoir avec humilité et dont les hommes ne sont pas maîtres.
Bien sûr, il est impératif de continuer à défendre à temps et à contre temps la loi morale naturelle, car ce travail ingrat permet toujours de toucher des âmes de bonne volonté, et elles sont d’autant plus ouvertes pour recevoir un tel message que l’expérience montre que « la licence morale ne rend pas les hommes heureux » (2). L’ascèse, au contraire, acceptée et vécue par amour, permet seule une véritable liberté avec, en prime, la joie qui l’accompagne.
Face à la déliquescence générale de nos sociétés, il est normal de répondre par un discours insistant sur la morale. Il faut certes tenir ce combat absolument nécessaire tout en sachant qu’il demeure largement incompris pour la raison qui a été donnée par le pape : la morale est une conséquence de la foi. Ainsi, dans un environnement où tout lui est hostile, elle est difficilement intelligible et tolérable sans la foi. Avec une foi vivante, elle devient non seulement acceptable mais aimable, on comprend alors que les contraintes qu’elle impose sont les conditions d’un vrai bonheur.
Cette incompréhension de la loi morale naturelle est le résultat du rejet de Dieu qui a conduit à une dissociation des ordres naturel et surnaturel par éviction pure et simple du second. Or, ces deux ordres, tous deux créés par Dieu, s’ils sont bien distincts, ne sont pas indépendants l’un de l’autre ; ces deux réalités ne sont pas juxtaposées, mais en étroite connexion, même si chacune a ses propres lois (par exemple, il vaut mieux être soigné par un médecin qualifié et mécréant, que par un saint incompétent).
Chesterton écrivait : « Ôtez le surnaturel, il ne reste plus que ce qui n’est pas naturel » (Hérétiques). L’élimination du surnaturel a rendu le naturel malaisément vivable, mais comment le percevoir sans la foi ? Ainsi, aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, le fait massif qui saute aux yeux est l’absence de Dieu. Et, en raison de cette connexion entre les ordres naturel et surnaturel, on ne pourra rien faire de vraiment essentiel et durable si l’on se cantonne à agir au niveau naturel. Bref, si l’on veut que la morale soit non seulement reçue mais à nouveau vécue, il faut redonner droit de cité à l’ordre surnaturel, et pour cela que la foi soit plus répandue, qu’il y ait donc plus de chrétiens convaincus, de chrétiens pour lesquels le Christ a concrètement changé leur vie. C’est pourquoi, si l’évangélisation est une priorité spirituelle, elle l’est aussi, dans le contexte qui est le nôtre, pour le bien commun temporel.
En conséquence, le pape, les évêques, les prêtres et tout le peuple de Dieu ne devraient-ils pas concentrer leur énergie à l’évangélisation comme au début du christianisme ? Le message de l’Évangile n’est pas d’abord moral, politique, social ou écologique, il est avant tout une invitation à une rencontre d’amour avec le Christ. Tout le reste en découle. Il ne s’agit pas de dissuader les laïcs de leurs engagements temporels, ils sont indispensables au bien commun (qu’ils le fassent néanmoins sans absolutiser leurs positions politiques et sans provoquer d’inutiles divisions sur les sujets contingents porteurs d’inévitables divergences). Mais seulement de se souvenir un peu plus que « toute âme qui s’élève élève le monde » (Élisabeth Leseur). Autrement dit, sans la grâce divine, le monde s’effondrerait aussitôt ; il ne tient que par l’Amour et la présence des saints qui le reçoivent. « Je crois, écrivait le philosophe espagnol Juan Donoso Cortés, que s’il y avait une seule heure du jour où la terre n’envoyât aucune prière au Ciel, ce jour et cette heure seraient le dernier jour et la dernière heure de l’univers. » Merveilleuse pensée qui montre en passant, à ceux qui en douteraient, l’utilité vitale des ordres religieux contemplatifs dont la vocation est la prière incessante qui monte vers le Ciel.
Christophe Geffroy
(1) Pape François, rencontres avec Dominique Wolton, Politique et société, Éditions de l’Observatoire, 2017, p. 218.
2) Jean-Paul II, discours aux jeunes des Pays-Bas, 14 mai 1985.
© LA NEF n°296 Octobre 2017