L’exhortation apostolique Amoris Laetitia continue de soulever de graves débats dans l’Église. Alors que quatre cardinaux avaient respectueusement adressé des dubia au pape, qu’un vademecum avait tenté une lecture traditionnelle du texte, une « correction fraternelle » a été rendue publique fin septembre, largement contestable dans sa forme et dans son fond.
En rappelant, à partir de son principe récurrent selon lequel « le temps est supérieur à l’espace », que « tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles » (1), le pape François n’a-t-il pas étendu le champ des matières contingentes sujettes à libre discussion au domaine des positions qui doivent être tenues de manière nécessaire dans l’Église, comme, en l’occurrence, « la discipline, fondée sur l’Écriture Sainte, selon laquelle [l’Église] ne peut admettre à la communion eucharistique les divorcés remariés » (2) ? Dans les faits, le chapitre VIII d’Amoris Laetitia (AL), non seulement donne lieu à des interprétations et à des praxis pastorales divergentes, mais suscite aussi des attitudes mentales face à ce Magistère, qui peuvent aller de la suspension du jugement – le doute –, au jugement d’adhésion totale – la surenchère à la lettre d’AL –, ou au refus définitif – la mise en accusation des propos magistériels.
La démarche des cardinaux Brandmüller, Burke, Caffara et Meisner (3), outre qu’elle correspondait à leur responsabilité pastorale propre, exprimait le désarroi de bien des fidèles catholiques et, en toute déférence, demandait au Souverain Pontife de confirmer la pérennité, après AL, de l’enseignement de Jean-Paul II sur ces questions. Le Père Jean-Miguel Garrigues pense qu’AL, à travers sa considération de l’exercice effectif de l’acte par le sujet et du degré d’engagement libre de la personne dans son action, complète Veritatis splendor de Jean-Paul II, encyclique qui soulignait, elle, la spécification objective de l’acte en lui-même. Le théologien dominicain estime cependant qu’il est « malheureux que le Magistère ne donne pas une réponse formelle aux doutes soulevés par quatre cardinaux à propos d’AL, alors qu’il serait si facile de le faire en répondant oui aux cinq questions et en ajoutant qu’AL ne contredit aucune des affirmations de Veritatis splendor ».
Le refus de François de répondre à ces dubia et même de recevoir leurs auteurs, membres du Sacré Collège, peut paraître assez éloigné de sa mission de confirmer ses frères dans la foi et, en pratique, pour ne rien résoudre, laisse pourrir la situation, donnant l’impression d’un Magistère liquide, plus attaché, selon les mots mêmes de François, au flux des histoires personnelles qu’à la stabilité des essences.
Autre assurément est le procédé d’une « correction » qui se dit « filiale » et qui déclare « hérétiques » des affirmations que l’on prête au pape. Avec quelle autorité suprême les signataires de cette « correction » peuvent-ils juger « hérétique » le Magistère de François ? Outre cette aporie qui concerne la qualification des censeurs du Magistère, leur argumentation est gravement déficiente. D’abord, et essentiellement, à cause de la méthode utilisée : en effet, les propositions incriminées ne sont pas des citations de François, mais des interprétations de sa pensée, sans que le lien des unes aux autres fasse l’objet d’une quelconque justification. Juger hérétiques des propositions qui ne se trouvent matériellement pas dans AL et qui ont été reconstruites artificiellement est peu rigoureux. Ensuite, à cause de la personnalité de plusieurs signataires du document : de fait, Mgr Fellay, Roberto de Mattei, l’abbé Barthe sont des adeptes de l’herméneutique de rupture, selon laquelle – bien avant AL – le concile Vatican II ne serait pas compatible avec la Tradition. Il n’est donc pas étonnant qu’ils trouvent contradictoires avec le Magistère antérieur des propos qu’ils ne nous livrent pas in extenso mais qui sont déjà exprimés par eux dans un sens de discontinuité avec ce Magistère.
Qui plus est, ils prétendent induire « de manière suffisante » leur jugement à partir d’AL et d’autres actes alors que, ayant seulement démontré que ce qu’ils interprètent selon une ligne de discontinuité des actes pontificaux est effectivement contraire à la Tradition, leur induction est précisément insuffisante et s’avère relever d’une extrapolation indue.
Enfin, ils font procès au pape non seulement de ses actions mais aussi de ses « omissions » et, à ce compte-là, tout le monde serait hérétique ! Il est étrange et navrant que, dans l’entourage du pape, cette correction tapageuse et hasardeuse fasse davantage réagir que des doutes respectueux et argumentés.
À l’opposé, il y a ceux qui, appliquant le perinde ac cadaver de saint Ignace à l’adhésion due au Magistère de François, estiment que le pape, doté d’un charisme unique, peut s’interpréter lui-même et peu importe la manière et le moment où il le fait ; qu’il le fasse clôt ipso facto le débat. Mgr Victor Manuel Fernandez, dans la revue Medellin, juge ainsi qu’une lettre privée dans laquelle le pape approuve l’herméneutique du chapitre VIII d’AL par les évêques de la région de Buenos Aires suffit à valider un changement de discipline. Un charisme d’infaillibilité en acte permanent ? Les plus extrêmes des ultramontains n’en ont même pas rêvé !
NÉCESSITÉ D’UNE INTERPRÉTATION AUTHENTIQUE
C’est donc d’une interprétation authentique du Magistère par le Magistère que nous avons besoin pour adhérer selon une obéissance religieuse de la volonté et de l’intelligence à ce niveau d’enseignement. Est-ce à cette tâche que se sont attelés les membres de l’Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille – dont José Granados, son vice-président – dans le Vademecum qu’ils viennent de publier (4) ? Voici, par exemple, la compréhension des notes 336 et 351 d’AL souvent alléguées pour affirmer un changement dans la discipline eucharistique sur les divorcés remariés. La note 336 se réfère au n° 300 d’AL établissant que « les conséquences ou les effets d’une norme ne doivent pas nécessairement être toujours les mêmes ». Et la note en question de préciser : « Pas davantage en ce qui concerne la discipline sacramentelle, étant donné que le discernement peut reconnaître que dans une situation particulière il n’y a pas de faute grave. » Le Vademecum s’en tient à un registre de pure logique : « Par conséquent, on n’exclut pas (c’est pourquoi on a recours à l’adverbe nécessairement) que certaines normes aient les mêmes effets pour tous » et, ajoute le Vademecum, c’est précisément le cas de la norme sur le non-accès des divorcés « remariés » à l’eucharistie, norme « qui ne dépend pas de la culpabilité subjective de la personne ». Selon le Vademecum, donc, la note 336 envisage une intégration sacramentelle des personnes en situation irrégulière à travers le parrainage, le service de la lecture.
Quant à la note 351, qui indique que, à l’égard des personnes qui vivent dans une situation objective de péché qui n’est pas – ou pas pleinement – imputable à cause de conditionnements ou de facteurs atténuants, l’aide de l’Église peut être aussi sacramentelle, le Vademecum estime qu’elle est générale et ne s’applique pas spécifiquement aux divorcés « remariés » en raison du caractère public de leur situation et de leur volonté de persévérer dans cet état. Le Vademecum ajoute qu’il y a « une logique interne sacramentelle » et que, par conséquent, « il est impossible que celui qui vit en contradiction avec un sacrement (le mariage) veuille effectivement recevoir un autre sacrement (l’eucharistie) ».
Tout cela est très clair, sauf que ce Vademecum fera long feu car l’Institut pontifical dont il émane vient d’être dissous – remplacé certes par un autre organisme – et tous ses professeurs ont été congédiés. Et l’on sait le sort réservé au cardinal Müller, qui défendait, lui aussi, une interprétation stricte d’AL.
Une autre difficulté vient de ce que le pape semble approuver une interprétation « large » qui abonde dans le sens d’un accès généreux des divorcés remariés à la communion sacramentelle, au-delà même du cas de personnes qui, « malgré la matière objectivement grave, par imperfection de la connaissance et de la volonté, ne pèchent pas mortellement », pourraient communier « dans les lieux où elles ne sont pas connues comme étant divorcées remariées » (5). Surtout, François se polarise sur les « rigides » qui sont les tenants de la norme. Un grand nombre de ses interventions révèle cette vindicte à l’encontre de ceux qu’il considère comme des pharisiens. La norme qu’ils défendent, pourtant, n’est pas réductible aux préceptes caducs de l’ancienne Loi. Ce n’est pas une norme entendue au sens positiviste où elle résulterait d’un décret divin purement arbitraire. C’est une norme de vie et d’amour. Le monde, aujourd’hui, se caractérise-t-il d’ailleurs vraiment par une hypertrophie de la norme ou plutôt par la « dictature du relativisme » ? Le pape pourrait-il parfois aussi exprimer qu’il est le « Père commun » de tous les fidèles, y compris par conséquent de ceux qui font leurs délices de la loi du Seigneur (cf. Ps 118, 70) ?
Abbé Christian Gouyaud
(1) Amoris Laetita n. 3.
(2) Jean-Paul II, Familiaris consortio, n. 84.
(3) Ces quatre cardinaux avaient remis au pape, le 19 septembre 2016, des dubia (doutes) sur les points controversés d’AL.
(4) José Granados, Stephan Kampowski, Juan José Pérez-Soba, Amoris Laetitia. Accompagner, discerner, intégrer. Vademecum pour une nouvelle pastorale familiale, Artège, 2017, 190 pages, 16 €.
(5) Père Basile Valuet, La Nef n°284, septembre 2016.
© LA NEF n°297 Novembre 2017