Alep détruite © SOS Chrétiens d'Orient-Barbara Viollet

Retour au réalisme ?

Dans les relations internationales, plus encore que dans les affaires de politique intérieure, « le mieux est l’ennemi du bien ». Adage que les Américains devraient parfois méditer avant de s’engager dans des guerres aventureuses habituellement justifiées au nom de la « morale ». En envahissant l’Irak en 2003, l’objectif était certes de détruire les « armes de destruction massive » que Saddam Hussein était censé détenir, mais aussi d’instaurer la « démocratie » là où prévalait un régime dictatorial. Résultat ? L’Irak a sombré dans un indescriptible chaos qui s’est étendu à toute la région, entraînant l’émergence de Daech et l’extension du terrorisme islamiste.

L’originalité de l’Irak et de la Syrie était d’être des États « laïques », le premier majoritairement chiite, tenu d’une main de fer par un chef sunnite (Saddam Hussein), le second majoritairement sunnite avec à sa tête la famille Assad, alaouite alliée aux chiites. Ce n’était certes pas des démocraties, mais les communautés y vivaient en paix et les chrétiens y étaient respectés. La première guerre du Golfe, en 1991, a fragilisé cet équilibre et ouvert la voie au terrorisme islamiste ; la seconde guerre du Golfe a, comme cela était prévisible, enflammé la région.

IMPOSER LA DÉMOCRATIE PAR LA FORCE ?

Engager une guerre pour prétendre établir la démocratie dans un pays incapable de l’appliquer en si peu de temps a quelque chose de criminel : la défense des grands idéaux est un paravent commode pour cacher d’évidents intérêts stratégiques beaucoup moins reluisants. Tout le monde savait que Saddam Hussein n’était pas lié à El-Qaïda, qu’il ne détenait aucune « arme de destruction massive », et il n’était pas besoin d’être devin pour comprendre que là où règne le principe communautaire, dans un État divisé par de violents antagonismes hérités de plus de treize siècles d’histoire (entre sunnites et chiites), la démocratie occidentale (un homme, une voix) ne fonctionne pas. La démocratie s’est développée en Europe sur un terreau chrétien après une longue maturité et seulement parce que le christianisme a permis l’élaboration d’une vision de la liberté qui n’existe pas dans la plupart des autres civilisations. Est-il légitime, au demeurant, d’imposer nos conceptions politiques à des peuples rétifs ayant leurs propres traditions ?

Face à l’idéalisme américain, l’Europe pratiquait une diplomatie réaliste. Le Vieux Continent étant de plus en plus à la remorque des États-Unis, ce réalisme tend à disparaître. La France de Nicolas Sarkozy peut même s’enorgueillir d’être la principale responsable de la chute de Kadhafi – auquel tous les chefs d’État occidentaux faisaient encore des ronds de jambe peu de temps avant son élimination – et de la guerre civile qui sévit depuis, laquelle a mis le feu aux poudres dans toute l’Afrique subsaharienne, obligeant la France à intervenir au Mali. Quant à la Syrie, la diplomatie française de MM. Juppé et Fabius a été un échec complet : totalement alignée sur les États-Unis, en réclamant avant toute chose le départ de Bachar El-Assad, elle a persisté dans cette exigence même quand Barack Obama l’avait abandonnée.

En jouant la carte du réalisme que la France et l’Europe ont délaissée, les Russes apparaissent comme les grands vainqueurs du conflit syrien, même s’ils ne sont pas les seuls à avoir contribué au recul des forces islamistes. Les premiers, ils ont su nommer l’ennemi quand nous faisions encore de subtils distinguos entre islamistes modérés ou non et refusions obstinément de voir que Bachar El-Assad était un pion incontournable de toute résolution d’un conflit où l’intervention de l’étranger était évidente – la Syrie étant le maillon faible de la guerre permanente que se livrent l’Arabie-Séoudite (sunnite) et l’Iran (chiite) pour la domination du Proche-Orient.

RÉALISME ET MORALE

Si au moins l’affaire syrienne pouvait nous ramener au réalisme ! La France a des positions internationales fortes, qui se sont notamment forgées lors de quatre années intenses (1963-1967) sous l’égide du général de Gaulle, quatre années qui ont donné à la France une aura qu’elle n’a pas encore totalement perdue, malgré les incohérences et les faiblesses de sa diplomatie.

Le réalisme n’est pas le machiavélisme. Ce dernier se moque de la justice et de la morale. « L’illusion propre au machiavélisme est l’illusion du succès immédiat », écrivait Maritain. Et il ajoutait : « L’hypermoralisme politique ne vaut pas mieux que l’amoralisme politique » (1). Le réalisme est un juste milieu entre ces deux excès : il recherche le bien et la justice mais sait qu’ils ne peuvent être toujours atteints. Ici joue le principe du moindre mal : une situation insatisfaisante garantissant paix et stabilité est alors préférable à un conflit incertain. Si l’on saisit cela, on comprend aussi que le réalisme est, en matière politique, l’attitude la plus « morale ».

Christophe Geffroy

(1) Jacques Maritain, L’Homme et l’État, rééd. Desclée de Brouwer, 2009, p. 77 et 81.

© LA NEF n°299 Janvier 2018